Wells : Âmes soeurs
Il y a plusieurs raisons d’aller à la mer. Voile, pêche ou bronzage motivent la plupart. Pour d’autres, comme pour les protagonistes du plus récent roman de SUZANNE JACOB, c’est avant tout le lieu privilégié du deuil.
Un frère et une soeur, jumeaux, s’étaient rendus sur les plages de Wells lors du décès de leur mère. Quand leur père meurt à son tour, 20 ans plus tard, ils s’y donnent rendez-vous de nouveau, comme pour un rituel nécessaire. Le premier segment de l’histoire, l’auteure l’avait déjà publié en 1989 sous le titre Plages du Maine. Aujourd’hui s’y greffe une deuxième partie, sobrement intitulée La Suite.
Wells, c’est l’histoire d’un amour insolite. De son écriture tantôt évanescente, presque poreuse, puis pleine et sonore comme une vague qui enfin s’abat sur la grève, l’auteure explore le lien singulier qui unit les jumeaux. Deux êtres d’une grande beauté physique, beauté devant laquelle "les gens s’écartaient, cherchant un recul pour mieux [les] dévisager", mais deux êtres au bord de la névrose, qu’un passé confus enlace à l’enfance. Elle, forte malgré tout, prenant les devants, orchestrant le deuil de la mère; lui, narrateur de la majeure partie du récit, frêle comme tout, continuellement en eaux troubles, cleptomane, cherchant désespérément la rigueur et l’encadrement, comme au temps de leur jeunesse baignée de musique, où les arpèges et les gammes obligés organisaient l’esprit. Lui qui porte l’impression de ne pas s’appartenir. "Je ne saurais dire avec exactitude où ma soeur finit et où je commence", dira-t-il.
C’est néanmoins lui qui, à 50 ans, entreprendra le deuil du père. Quand ils se retrouvent, au bout de 20 ans passés l’un sans l’autre, une distance paraît s’être installée entre eux, distance salutaire pour lui. Pendant qu’elle partait faire carrière de chanteuse en Europe, lui reprenait le commerce du père, vendeur de voitures de luxe. Un métier auquel rien ne destinait cet être instable, mais qui a donné un semblant de cohérence à sa vie. Ont-ils vraiment changé, dans leurs fuites respectives? À la veille des retrouvailles, nous connaîtrons le secret de leur gémellité, qui ne peut que marquer profondément la vie entière.
L’auteure de L’Obéissance, et plus récemment de Rouge, mère et fils, donne comme toujours beaucoup d’espace au lecteur. Quand elle le prend par la main, c’est pour mieux le lancer sur une piste qu’il devra parcourir en partie seul. Comme une phrase musicale dont les variations lui appartiendraient souvent. Il en conservera une impression d’inachevé, mais de cet inachevé qui stimule l’imaginaire plutôt que de le décevoir. Il faut dire que même dans le genre romanesque, Suzanne Jacob, aussi poète, n’est jamais bien loin de la poésie. Or, dans un registre où plusieurs effilochent leur trame narrative au profit douteux de la métaphore, elle fait preuve d’une stupéfiante maîtrise. Une qualité, parmi d’autres, qui la place parmi nos quelques auteures contemporaines incontournables.
Wells
de Suzanne Jacob
Éditions du Boréal
2003, 80 pages