Le Libraire de Kaboul : Portrait de famille
Livres

Le Libraire de Kaboul : Portrait de famille

Après la chute du régime taliban, la journaliste norvégienne ÅSNE SEIERSTAD a vécu quelques mois dans une famille de Kaboul, s’immisçant dans son quotidien pour nous livrer une magnifique vision de l’intérieur. La condition de la femme y occupe une place prépondérante, mais on y découvre également une synthèse subtile des événements du dernier siècle dans ce pays maintes fois éprouvé qu’est l’Afghanistan.

Sultan Khan, commerçant de Kaboul plusieurs fois emprisonné et ayant vu sa marchandise pillée et brûlée sous trois régimes politiques différents, a réussi à faire fortune dans un pays où les trois quarts des habitants sont analphabètes… en vendant des livres. Pour cela, il lui a fallu non seulement braver le pouvoir, mais satisfaire diverses clientèles. Durant l’occupation soviétique des années 80, par exemple, Sultan Khan vendait aussi bien les publications du parti communiste que les écrits défendus des moudjahidin, cachés sous son comptoir, "déterminé à se battre pour la diffusion de la culture et de l’histoire afghanes".

Ayant la passion des livres, Sultan Khan possède, en plus de ses librairies, la plus importante collection privée d’ouvrages sur l’Afghanistan, fruit de 30 années de travail. Dix mille titres qu’il a tenus cachés dans les greniers de la ville durant le règne des talibans, lesquels profitèrent de leurs cinq années au pouvoir pour éliminer une grande partie des témoignages d’une histoire millénaire, détruisant les trésors du Musée de Kaboul, dynamitant les énormes bouddhas de Bâmyân et ordonnant d’arracher les pages de tous les livres contenant des représentations d’êtres vivants (quand les volumes n’étaient pas détruits en entier): manuels scolaires, oeuvres littéraires, dictionnaires…

C’est à la chute des talibans, en novembre 2001, que la Norvégienne Åsne Seierstad fit la connaissance de Sultan Khan, à Kaboul, après avoir passé six semaines dans les déserts et les montagnes en compagnie des leaders de l’Alliance du Nord. Journaliste plusieurs fois récompensée pour ses écrits sur le Kosovo et la Tchétchénie, Seierstad est une adepte du grand reportage. Intéressée par le personnage de Sultan avec qui elle entretient de longs échanges et qui l’invite à partager un repas familial, elle lui propose de vivre quelques mois chez lui afin d’écrire un livre sur sa famille. Ce livre deviendra Le Libraire de Kaboul, succès sans précédent en Norvège, déjà traduit en 14 langues.

Consciente de ne pas avoir affaire à une famille ordinaire, Seierstad précise d’emblée: "Si j’avais dû vivre dans un foyer afghan typique, j’aurais habité à la campagne, au sein d’un clan où nul n’aurait su ni lire ni écrire et où chaque jour aurait été une lutte pour la survie. Je n’ai pas choisi la famille Khan parce qu’elle représentait toutes les autres, mais parce qu’elle m’inspirait."

De la sphère privée à la sphère publique
Homme cultivé, épris de poésie, Sultan est aussi le chef despotique d’un clan nombreux qui habite sous son toit. Ses deux épouses, leurs enfants, sa mère, ses frères et soeurs: tous dépendent de lui, devant obtenir son autorisation pour travailler, étudier ou se marier. Le statut spécial dont jouissait la journaliste dans la famille rend possibles ses observations sur plusieurs aspects de la vie privée en Afghanistan. C’est ainsi que, revêtue le plus souvent de la burqa "tout simplement pour avoir la paix", Seierstad peut accompagner les femmes de la famille au hammam, mais aussi les hommes lors de voyages d’affaires ou en pèlerinage.

Expliquant le destin individuel à travers l’histoire collective, l’auteure procède à une synthèse subtile des événements du dernier siècle. Les différents membres de la famille Khan sont ainsi présentés, sans complaisance, en regard du contexte social et avec une insistance particulière sur la condition de la femme afghane. Seierstad s’attache entre autres au destin émouvant de Leila, 19 ans, la plus jeune soeur non mariée de Sultan, "véritable enfant de la guerre civile, du régime des mollahs et des talibans", "enfant de la peur", montrant que la jeune fille n’est ni plus ni moins que l’esclave de la maisonnée, bien qu’elle en soit la plus scolarisée. Dans un Afghanistan manquant désespérément d’enseignants pour remettre le système scolaire sur pied, les mentalités et la lourde bureaucratie découragent les femmes d’exercer cette profession convoitée par Leila. Levée chaque jour la première et couchée la dernière, celle-ci doit donc servir son père, ses frères, sa mère, ses soeurs aînées, ses neveux et même la seconde épouse de Sultan, plus jeune et moins instruite qu’elle mais jouissant d’un rang supérieur dans la hiérarchie familiale. Pour Leila, la liberté ne peut passer que par une demande en mariage faite par un "sauveur" providentiel et acceptée par la famille…

Admise elle-même comme cet étranger salvateur, la journaliste propose ainsi une vision de l’intérieur qui change le regard.

Le Libraire de Kaboul
d’ Åsne Seierstad

Éditions Jean-Claude Lattès

2003, 348 p.