Les Yeux dans le mur : Secrets de banlieue
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Les Yeux dans le mur : Secrets de banlieue

Lui est peintre, d’âge mûr. Elle est son jeune modèle, sa muse. Il vit à Nice, avec pour décor la baie, le port, le phare, les cafés. Elle vient d’une cité de banlieue où les rêves se brisent sur le béton des immeubles. Tandis qu’elle a soif de liberté et qu’elle embrasse la vie, lui se contente de l’observer et d’essayer de la comprendre. Il fantasme sur son existence à elle, mais aussi sur cette fameuse banlieue devenue un thème favori et quelque peu romantique de son oeuvre. Mais voilà que, au-delà de ce schéma classique entre le voyeur et l’observée, entre l’artiste, l’oeuvre et son inspiratrice, une révolte s’exprime presque brutalement: "Arrête de poser des questions sur la banlieue. Ma banlieue, tu m’en as fait un costume… Et ce n’est pas celui que j’aurais choisi. Les pas nonchalants, la zone, les mots vomis à l’envers, c’est du cinéma. Tu sais que j’aime les mots à l’endroit."

Avec Les Yeux dans le mur, Edmond Baudoin poursuit la réflexion amorcée dans Le Portrait sur la possibilité pour l’artiste de capter l’essence de son sujet, postulant ici que c’est peut-être le modèle, centre de son intérêt et de ses attentions, qui détient la "vérité" ou, plus précisément, l’image la plus juste de la réalité. Pour l’occasion, le bédéiste s’adjoint la collaboration de Céline Wagner, à la fois personnage principal de ce récit autobiographique, participante au scénario et dessinatrice de quelques planches, cases et portraits insérés dans l’album. Le résultat? Un "beau livre" sur le plan graphique, mais dont le propos (une réflexion sur son art) trouve difficilement à se développer, le format traditionnel de la BD d’une cinquantaine de pages prêtant davantage à l’esquisse qu’à l’élaboration d’une pensée.

L’album présente quelques heures dans la vie d’un peintre (Baudoin) et de son modèle (Wagner) dont il est amoureux, la plupart des scènes ayant lieu dans l’atelier où sont peintes une multitude de toiles et sur une plage où le couple va se baigner. La jeune femme y est toujours vue de face (et pas toujours nue) et le peintre, de dos (comme dans plusieurs autres albums autobiographiques de Baudoin), exception faite de ce portrait que Céline Wagner trace de lui à la fin de l’album, comme s’il n’y avait qu’elle, finalement, qui pouvait le dessiner. Des bribes de conversation parcourent les planches, un dialogue où le modèle prend peu à peu toute la place, le peintre se contentant de donner la réplique à cette remise en cause de sa vision du monde, particulièrement de son image à la fois pessimiste et idéaliste de la banlieue (développée dans un album précédent, Véro). Alors que les deux personnages discutent de la possibilité d’en sortir, Céline lance, dans une sorte de reproche: "Ça te plaît de croire qu’au bout il n’y a rien."

Maître du lavis, de la bande dessinée en noir et blanc, Baudoin se plie dans cet album à l’exigence de la couleur, requise par la collection "Aire Libre" de Dupuis. On admirera sa grande dextérité de coloriste, aperçue auparavant dans des ouvrages pour enfants, dont le superbe Rachid enfant de la télé (texte de Tahar Ben Jelloun). Chaque planche ayant une teinte dominante, les scènes se déroulant dans le port notamment, avec les objets se reflétant dans l’eau de la mer, donnent lieu à des jeux de couleurs magnifiques.

Edmond Baudoin et Céline Wagner ont fait connaissance lors d’une séance de dédicaces alors que la jeune fille, inscrite dans une école d’art, venait de lui acheter un album. Lui ayant écrit son adresse sous sa signature, il reçut plus tard une lettre de l’étudiante lui demandant de venir chez lui pour faire son stage de fin d’études. "Je me souvenais de sa boucle en or et de son regard délinquant, explique Baudoin dans sa préface, et je lui ai dit oui." Livre sur l’amour, sur l’égoïsme et sur la solitude à laquelle il est impossible d’échapper, Les Yeux dans le mur constitue peut-être un tournant dans l’oeuvre, la pensée et la vie d’Edmond Baudoin qui, évoquant sa relation avec Céline Wagner, conclut dans la même préface: "Je ne sais plus aujourd’hui lequel des deux a été le stagiaire."

Les Yeux dans le mur
d’Edmond Baudoin et Céline Wagner
Dupuis, collection "Aire Libre", 2003, 56 p.

Les Yeux dans le mur
Les Yeux dans le mur
Edmond Baudoin et Céline Wagner