Entrevue avec Yann Martel : Profession de foi
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Entrevue avec Yann Martel : Profession de foi

Avec plus d’un million d’exemplaires déjà écoulés dans le monde, Life of Pi a le vent dans les voiles. En octobre dernier, YANN MARTEL remportait le Booker Prize, à Londres, ajoutant succès d’estime à celui des ventes. Cet automne, alors que le géant américain Fox Pictures travaille sur l’adaptation cinématographique de son roman, celui-ci paraît enfin en traduction française.

Un événement de taille marque la rentrée littéraire au Québec: Life of Pi, le roman de Yann Martel, paraît en traduction française chez XYZ éditeur. Depuis l’épisode Nelly Arcan, il y avait un bout de temps qu’un auteur d’ici n’avait fait autant de remous. Paru en anglais il y a deux ans – le 11 septembre 2001 très exactement -, le livre connaît dès ses débuts un succès fracassant: prix Hugh-MacLennan pour la fiction de la Quebec Writers’ Federation, finaliste au Prix du Gouverneur général, et puis, en octobre 2002, Martel devient le premier Québécois à remporter l’un des prix littéraires les plus prestigieux au monde, le Man Booker, équivalent britannique du Goncourt français.

Famille, je vous aime
Le livre est déjà traduit en une trentaine de langues, mais la traduction française récompense amplement la patience des lecteurs: elle est signée Nicole et Émile Martel (le poète), parents du romancier. "C’est mon père qui me l’a offert. Mes parents travaillent en couple. Et comme je suis très près d’eux, je savais qu’ils n’auraient aucune hésitation à poser des questions", note l’auteur entre deux valises, à quelques heures du vol qui le mènera en Scandinavie pour une énième tournée de promotion. Cela a quelque chose d’inusité, c’est peut-être même une première. On avait déjà vu l’inverse, un rejeton traducteur, un peu dans l’ombre du parent écrivain, et qui le fait passer dans une autre langue. Le résultat, ici, est une traduction incarnée qui n’aplatit pas le style fluide, efficace, posé, jamais surchargé et toujours très juste de Yann Martel. Voici un écrivain qui donne à imaginer et laisse respirer son lecteur. Né de parents québécois, anciens diplomates, l’auteur de 39 ans a beaucoup voyagé et fait toutes ses études en anglais puisqu’il n’était pas toujours possible d’aller à l’école française dans les pays où vécurent les Martel. S’il s’exprime dans un français impeccable et élégant, l’anglais demeure, pour ces raisons, la langue dans laquelle Yann Martel est le plus apte à traduire les subtilités de sa pensée.

Entre les dieux et les bêtes
On connaît la prémisse: après un éprouvant naufrage qui le laisse orphelin, Piscine Molitor Patel (lire "Pi"), un jeune Indien de 16 ans, se retrouve sur un bateau de sauvetage en compagnie d’un dangereux tigre du Bengale nommé Richard Parker (!). Il dérivera pendant un peu plus de sept mois sur cette embarcation, en plein Pacifique, à pêcher la daurade, à boire le sang des tortues, à prier et à tenter de ne pas devenir la proie du félin aux dents aussi longues que ses doigts qui lui sert de compagnon de voyage. "Ne laissez pas baisser votre moral. Vous pouvez être découragé sans être vaincu. Souvenez-vous: c’est l’esprit qui, avant tout, compte. Si vous avez la volonté de vivre, vous allez vivre. Bonne chance!" dit le manuel de survie.

Dans L’Histoire de Pi, Yann Martel opère un audacieux rapprochement entre animaux et religions. Les 13 mois passés à voyager en Inde y sont pour quelque chose. "À nous, ça semble étrange, mais en Inde, ce mélange de dieux et d’animaux est somme toute assez banal. On n’a qu’à penser aux vaches sacrées. Chaque dieu hindou a un animal pour le transporter, et parfois, ils coïncident: un animal est un dieu. Cela m’a frappé, explique l’auteur et professeur d’un cours sur la littérature et les animaux à l’Université libre de Berlin. Regardez la couverture. Un garçon religieux et un tigre réunis dans un espace confiné. C’est pour moi une image de la condition humaine. Le garçon religieux, c’est le meilleur de nous-même, notre imaginaire à son plus élevé, en même temps enraciné dans une condition humaine, c’est-à-dire animale, sujette à des peurs, à des angoisses, à la faim et à l’amour."

À une époque où il est souvent plus dérangeant d’aborder les questions de foi que de s’intéresser au côté sombre des choses, oser parler de religions, affronter ce grand thème, appelait un regard éclairé, presque naïf, en dehors de tout fanatisme, dénué de préjugés: le coup d’oeil d’un romancier. Avant de se mettre à l’écriture, Martel a passé deux ans à lire le Coran, la Bible et le Bhagavad gîtâ, fasciné. Il s’étonne du succès que connaît son roman "parce que je défends la religion et les zoos, deux sujets qui, de nos jours, n’ont vraiment pas la cote. Aujourd’hui, personne n’écrit plus sur la religion, sauf pour en critiquer les excès. J’avais l’impression d’explorer un territoire nouveau, vierge". Il avoue être tombé sous le charme de ces grands textes, tout comme Pi, séduit par l’hindouisme, le catholicisme et l’islam. Au lieu de faire un choix parmi ces religions, Pi les pratique toutes. Ce qui lui vaudra cette remarque du paternel: "On dirait qu’il attire les religions comme les chiens attirent les puces."

Avoir la foi
Deux années d’écriture et deux autres passées auparavant à faire des recherches au cours desquelles Yann Martel réalise que la religion n’est pas tant cette insulte à la raison que l’on croit. "Je me suis rendu compte que tout ce que je connaissais de la religion, moi, c’était ce dont j’avais besoin pour l’ignorer. La foi est un phénomène beaucoup plus subtil qu’on ne peut l’imaginer vu de l’extérieur. C’est seulement de l’intérieur que l’on peut comprendre ce qu’elle représente comme phénomène total."

Cela va loin et c’est là que l’art romanesque du jeune écrivain, qui en est à son troisième titre après le recueil de nouvelles Paul en Finlande (Boréal, 1994 pour la traduction) et le roman Self (XYZ éditeur, 1998), étonne et émerveille. Pour apprécier l’amplitude de L’Histoire de Pi, pour pouvoir en absorber toute l’essence, le lecteur devra lui aussi faire acte de foi, abandonner, jusqu’à un certain point, les limites de la raison. Suivra-t-il Pi et son tigre jusque sur cette île anthropophage à force d’acidité, jusqu’à ce bout de terre flottant d’un "vert à faire honte aux colorants alimentaires ou aux néons clignotants"? Un peu comme Hubert Aquin mais en moins brusque, Martel joue avec le lecteur et lui demande, non, lui offre de le suivre, en lui tendant une main ferme, comme s’il lui disait: "M’accompagnes-tu jusqu’au coeur frémissant de la fiction ou restes-tu de ton côté du rivage? Tu peux croire en Dieu et en la littérature. Libre à toi de décider."

L’Histoire de Pi
de Yann Martel

XYZ éditeur

2003, 384 p.