La Dernière Nuit d’un damné : Montée dramatique
Considéré comme le dramaturge algérien le plus prolifique de la dernière décennie, l’intellectuel humaniste Slimane Benaïssa s’intéresse trop aux sujets chauds pour ne pas s’attirer d’ennuis: en 1993, à la suite de menaces de mort, il s’exilait en France. Il a depuis écrit plusieurs pièces de théâtre dont la dernière, Prophète sans Dieu, s’est promenée à travers le Québec en avril dernier.
En avant-propos de son troisième roman, La Dernière Nuit d’un damné, l’auteur est tranchant: "Si j’étais contemporain du prophète Mohammed et que je l’avais entendu dire: "Transformez vos enfants en bombes pour la gloire de Dieu", je n’aurais pas adhéré à l’islam." Le ton est donné. Slimane Benaïssa signe un roman sismique, fécondé par les événements du 11 septembre 2001.
On s’engouffre dans l’histoire à l’image des avions dans les deux tours du World Trade Center. La pente sur laquelle glisse le personnage principal, Raouf, jeune Américain de 30 ans d’origine libanaise et chercheur en informatique, est vertigineuse. Il se lie d’amitié avec un collègue de travail, Athmane, d’origine palestinienne et concepteur de logiciels. Ce dernier lui fait rencontrer Djamel, riche prince koweïtien. Ainsi commence l’aventure de Raouf, pris, tel un poisson dans la nasse, entre ces deux accros de Dieu. Entièrement sous leur coupe, Raouf se soumet à leur endoctrinement. Conséquence: il quitte sa femme Jenny (chrétienne), ses amis, ses plaisirs, sa mère et son chien. Il ne tarde pas à s’exclure du monde pour mieux s’adonner à la longue préparation de l’"action" – nom donné aux attentats. Au départ de sa démarche initiatique, il croit au bien-fondé de son retour aux sources religieuses, et ses relectures du Coran "sont comme une brise qui tourne et ramène les parfums perdus, les senteurs oubliées".
Ses motivations pour l’"action" fatale trouvent une autre source: la vengeance. Celle que Farhad Khosrokhavar décrit dans Les Nouveaux Martyrs d’Allah (Flammarion, 2002). Les martyrs contemporains seraient des produits de la société moderne. À preuve, Raouf évoque son père ingénieur, mort dans un accident de travail non reconnu par ses employeurs américains. "C’est ce genre d’injustice, banale et courante que je voudrais leur faire payer", dira-t-il.
Raouf et ses guides témoignent du divorce entre l’islam et le capitalisme, incarné par les États-Unis, ainsi qu’entre l’Ici-bas et l’Au-delà. C’est d’ailleurs pour racheter les péchés de son père que Raouf se fait martyr, pour lui faire une place auprès de lui au paradis. Mais tout au long de son apprentissage du terrorisme, plusieurs questions taraudent Raouf, dont celle-ci, centrale: "Commettre un crime sur soi pour en tuer d’autres, est-ce là une mort que Dieu accepte pour sa gloire?" Ce sont là quelques jalons de sa procrastination grandissante devant l’"action" démesurée. La lecture mortifère du Livre sacré que font ses guides "martyropathes" ne cadre pas avec son idée de l’islam. Que choisira-t-il? Le royaume terrestre ou céleste?
Au fil d’un scénario orchestré en crescendo, à travers des dialogues colorés (on reconnaît ici le dramaturge), un récit truffé de nombreux versets du Coran, Slimane Benaïssa tente de répondre, dans le taillis contemporain, aux myriades de questions adressées à l’islam depuis le 11 septembre 2001. La voix de l’auteur résonne en tout temps, elle clame, entre autres, que le voile de l’intolérance des religions est plus que jamais déchirable.
La Dernière Nuit d’un damné, de Slimane Benaïssa
Éditions Plon
2003, 274 p.