L’Île au piano : Portée musicale
L’Île au piano
, c’est l’anse de l’intériorité, où chaque personnage, devant l’immensité de la nature, retourne dans son être lointain, un peu comme l’auteur va au-devant de l’écriture. L’Île au piano, c’est la presqu’île de la mémoire, qui refait surface au bout de la langue, qui s’étire au large sur des fondations mouvantes. C’est que tout bouge dans le corps de chacun, comme dans un champ de symboles où tout prend une nouvelle forme à mesure qu’on avance. Rose, enceinte, apprivoise une maison inhabitée depuis très longtemps, et vogue dans ses souvenirs, dans ses origines, qu’elle découvre peu à peu, avec l’aide d’un orphelin et d’un vieux médecin qui fut amoureux de sa grand-mère. Ici, tout est ailleurs. Que ce soit le père de l’enfant qu’elle porte, ses parents ou sa carrière (Rose est une danseuse triomphante mais les insulaires n’ont jamais eu vent de sa réputation). Même chose, au fond, pour ce qui anime les autres, les natifs, les résidents.
Tous, isolés sur l’île à la suite d’un déluge, sont à un point tournant de leur vie. Le temps, forcément, s’arrête, fait place à la lenteur, aux petits pas chercheurs, courant sur le paradoxe entre sérénité et drame. C’est que dans ce quatrième livre pour adultes de Christiane Duchesne (l’auteure, également scénariste et traductrice, a écrit de nombreux ouvrages pour enfants et a gagné, en 2001, le Prix du Gouverneur général dans la catégorie jeunesse), on avance dans un univers lyrique qui n’est pas sans rappeler le travail d’Anne Hébert, où se côtoient avec finesse la sagesse et la tragédie. Dans L’Île au piano, le récit flirte avec la poésie, avec le conte, avec le fragment même. S’il y a une intrigue, c’est avant tout un rendez-vous avec l’écriture où nous allons glisser, aisément, car tout coule dans ce roman.
"Regarde bien le fleuve […]. Il fuit pendant toute sa vie et il ne s’en veut pas." Cette très belle phrase représente bien le flou et le flot que s’accorde l’écriture de ce roman et auxquels s’amarrent les personnages. Malgré le foisonnement d’images et la présence de multiples détails, ces personnages demeurent mystérieux et préservent une intimité, une indépendance que le lecteur est forcé de respecter. On découvre beaucoup d’eux-mêmes au fil des pages, mais ils arrivent toujours à nous surprendre, autant avec leur grave maturité qu’avec les pièces du casse-tête qui composent leur passé. Le roman bouscule les formes pour suivre une plume aventurière et une langue affranchie. Une écriture qui manie bien les silences et accepte les passages, les ponts, et qui connaît l’art de la fugue.
Le piano? Il est là, droit, avec quelques notes muettes, à l’image de cette histoire. C’est un lien avec le passé rythmant les découvertes comme ces cartes postales et ces colis que Rose s’envoie à elle-même, "juste pour le plaisir de m’envoyer à moi-même, dira-t-elle, tous les morceaux de mémoire éparpillée que j’ai mis sur papier depuis que je sais écrire. Estampiller ma mémoire en papier, voilà".
L’Île au piano, de Christiane Duchesne
Éditions du Boréal
2003, 173 pages