La Fosse aux serpents : Noeud de vipères
L’écrivain ougandais MOSES ISEGAWA nous plonge dans le plus sombre chapitre de l’histoire de son pays: la dictature d’Amin Dada.
Le 16 août dernier, dans un hôpital de Djeddah en Arabie Saoudite, s’éteignait le chef de la dictature la plus hallucinante qu’ait connue l’Afrique moderne: Idi Amin Dada. Ce fut l’occasion, dans les médias du monde entier, de rappeler la carrière de ce personnage fantasque et inquiétant, président autoproclamé de l’Ouganda dans les années 70 et responsable de la mort de centaines de milliers de ses concitoyens soupçonnés de dissidence. Sa traduction française paraissant à point nommé, le second roman de Moses Isegawa, écrivain ougandais immigré aux Pays-Bas, est consacré au régime finissant d’Amin Dada, à ses exactions et aux jeux de pouvoir dans les hautes sphères du gouvernement dictatorial. Ce faisant, et tout en livrant une oeuvre captivante qui se lit comme un récit d’aventures, l’auteur réfléchit sur la principale cause de la misère socioéconomique de plusieurs pays africains: la corruption de ses dirigeants.
La Fosse aux serpents propose une peinture granguignolesque d’Amin Dada, cocaïnomane et paranoïaque invétéré qui fait émettre des billets de banque le représentant en train de déféquer sur l’Europe. Géant de deux mètres, ancien champion de boxe et brièvement acteur à Hollywood, polygame et père d’une quarantaine d’enfants, Amin Dada a gravi les échelons de l’armée jusqu’à devenir chef d’état-major, avant de renverser, en 1971, le gouvernement du premier ministre Milton Obote. Craignant les assassins et la CIA, le nouveau président a pour principal conseiller le célèbre Dr Ali, "troisième homme le plus puissant de l’Ouganda", un astrologue qui travaille également pour le président Mobutu et pour l’empereur Bokassa. C’est d’ailleurs en ignorant l’avertissement du Dr Ali de ne pas attaquer la Tanzanie qu’Amin Dada sera renversé et forcé à l’exil en 1979.
La sommet et la fosse
Le roman s’attache également au point de vue ambigu d’un héros par les yeux duquel sera présentée cette époque trouble. Bat Katanga est un jeune ambitieux qui a étudié l’économie à Cambridge. De retour au pays, il entreprend une carrière de haut fonctionnaire au service du ministère de l’Énergie et de la Communication dirigé par le général Samson Bazooka Ondogar, personnage crapuleux qui édifie sa fortune personnelle à partir des marchandises confisquées aux réseaux de contrebande.
Fermant les yeux sur ces fraudes et déterminé à ne pas se mêler de politique, Bat s’imagine qu’il lui suffit de bien faire son travail pour conserver sa place et pour que les gouvernements successifs fassent appel à ses services. Peu lui importe la dictature et ses effets néfastes sur la population si sa nouvelle position lui apporte le bonheur. Un travail exigeant qui remplit son besoin d’activité, une villa de fonction face au lac Victoria, une épouse aimante, une maîtresse en titre, des domestiques: le héros expérimente "le pur plaisir de vivre dans une bulle de paix au milieu de l’enfer". C’est donc bien malgré lui que Bat se trouvera engagé dans une lutte contre Bazooka, lutte sans merci qui aboutira à un long emprisonnement et au meurtre de sa femme qu’il retrouvera décapitée dans leur salle de bain.
Les personnages d’Isegawa se démarquent par leur conscience du fait que leur bonheur ne peut être qu’éphémère et qu’ils périront probablement de la main même de ceux dont ils ont favorisé l’ascension. À commencer par le dictateur en personne, tous ceux qui ont atteint le sommet savent que la chute surviendra un jour ou l’autre. Cette prescience les pousse à profiter au maximum de leurs avantages présents, l’un de ceux-ci étant de pouvoir se ménager un confortable exil en cas de besoin. Comme Idi Amin Dada, qui devait connaître une retraite dorée en Arabie Saoudite, on verra son bras droit, un Britannique du nom de Robert Ashes, pyromane et tortionnaire qui "raffolait des interrogatoires pendant lesquels il arrachait dents et ongles, et fendait des rotules", finir le reste de ses jours dans un paisible vignoble d’Afrique du Sud, acquis en prévision de sa fuite.
Avec son premier roman, Chroniques abyssiniennes, Moses Isegawa avait été accueilli par la critique internationale comme un Garcia Márquez ou un Salman Rushdie africain. S’appuyant essentiellement sur des faits historiques, La Fosse aux serpents reste d’une acuité étourdissante. À peine pourrait-on lui reprocher une tendance à l’hyperbole qui rend la charge de l’auteur trop évidente, là où une simple relation des événements aurait suffi à indigner ou conscientiser le lecteur.
La Fosse aux serpents, de Moses Isegawa
Éditions Albin Michel
2003, 336 pages