Le Pas de l’ourse : Mosaïculture
Sous la plume de DOUGLAS GLOVER, faits historiques, érudition et fantaisie se conjuguent en une littérature de tous les possibles.
Quelques mots viennent à l’esprit: désolé, dévasté, désert, dangereux, dément. Avec Le Pas de l’ourse de Douglas Glover, nous ne sommes pas devant un tableau de Krieghoff qui nous montre la neige comme un poème blanc, mais bien en pleine orgie d’images, choquantes ou farfelues, où borgnes et édentés, barbares et sauvages, voleurs et assassins, arrivistes colons et prêtres carriéristes pataugent dans cette lie de l’humanité qu’est le Nouveau Monde. Il s’agit du Canada de 1542, véritable microcosme qui témoigne du fait que le monde entier est sur une plaque tournante, que tout est en train de changer.
"Voici le récit officieux d’une non-quête. Voici le récit d’une fille qui est allée en Canada, a donné naissance à un poisson, s’est métamorphosée en ourse et est tombée amoureuse d’un auteur célèbre (F.). Ou aurait-elle simplement perdu le nord?" Cet extrait du roman résume bien l’histoire de Marguerite, qui serait la nièce de Roberval ("les faits historiques ne sont pas clairs au sujet du lien de parenté", confirme l’auteur en entrevue), embarquée pour le troisième voyage de Jacques Cartier au Canada et qui fut véritablement abandonnée, enceinte, sur une île déserte du Saint-Laurent avec sa nourrice (et complice de débauche) et son compagnon de vie, Richard, un traître, beau parleur, sexuellement obsédé par tout ce qui bouge, doublé d’un champion de courte paume, ancêtre du tennis. Elle leur survivra, vivant seule à travers les saisons, apprenant à se nourrir, et ce, même s’il faut manger les livres (dur temps pour la littérature), se familiarisant (le mot est faible) avec les animaux et aussi, tranquillement, avec les autochtones et d’autres colons. Elle devient une légende et presque un animal, perdant pratiquement la langue (ou les langues) des humains, marchant à quatre pattes, revêtue de poils. Elle communique surtout par le corps et l’odorat, et se sert de sa langue davantage pour lécher que pour parler. Après un certain temps, elle retournera en France où elle se sentira toujours mésadaptée. Sans arrêt, le récit bascule dans le rêve ou le cauchemar, dans le délire, et amène le lecteur dans "un monde de confusion, comme l’amour".
"Depuis quelques livres, je travaille autour de l’idée de frontières, de traduction, ces carrefours d’interactions qui donnent naissance aux quiproquos, aux malentendus entre les langues, les cultures", explique Glover, qui vient d’une vieille famille du Sud de l’Ontario et qui vit maintenant dans l’État de New York. L’auteur se place ici dans une situation de triple ou quadruple interprétation en prenant comme narrateur une jeune femme francophone d’un ancien temps. Le défi n’est pas mince et le risque de trahison, immense. "Jeune homme, je trouvais ma personnalité plutôt ennuyante, je cherchais donc mon opposé, quelqu’un qui m’était éloigné, quelqu’un d’inventé, en fait. Je pratique donc, depuis très longtemps, la narration au féminin. Dans les cours de création littéraire, on nous disait qu’il fallait écrire que ce que nous connaissions, et moi, je disais non à ce principe. Le réalisme n’a jamais eu prise sur moi!" La traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné rend justice au style recherché et assez formaliste de l’écriture comme à l’imagination débordante de Glover qui rappelle aussi, par certains côtés, Marquez ou Tournier.
Largement influencé par Hubert Aquin (il lui a déjà consacré un essai et il sème quelques clins d’oeil à L’Antiphonaire dans Le Pas de l’ourse), Glover admire Denys Arcand pour sa façon d’aborder l’histoire. Pour écrire ce livre, qui se permet toutes les libertés, il s’est beaucoup documenté. Partant des écrits de l’historien Francis Parkman, en passant par ceux de Jacques Cartier ou de Robert Mandrou, il puise même dans Rabelais, de passage dans le roman. "Rabelais n’était ni plus ni moins qu’un gratte-papier aux activités dispersées, qui tentait, comme bien des écrivains d’aujourd’hui, de survivre avec les moyens qu’il connaissait. Rien n’a vraiment changé. Il y avait aussi, à l’époque, des best-sellers, des nègres, des marchés ou foires du livre, et des livres "alimentaires" pour les écrivains, comme ce guide de Rome que se proposait d’écrire Rabelais." À plus d’un titre, d’ailleurs, le roman de Glover relate des faits qui rappellent notre époque et notre situation, notre position. Principalement pour nous, qui venons de là, de colonies semblables.
Le Pas de l’ourse, de Douglas Glover
Éditions du Boréal
2003, 266 p.