La Folie de Pinochet : Contrecoup d’État
"Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’une bonne partie du destin du Chili se joue en ce moment à Londres", écrivait Luis Sepúlveda dans le quotidien espagnol El País le 16 novembre 1998. L’auteur du roman à succès Le Vieux qui lisait des romans d’amour faisait bien sûr référence aux délibérations de la Chambre des lords sur l’éventuelle extradition en Espagne du "sénateur à vie" Augusto Pinochet, accusé de crimes contre l’humanité. À l’époque, d’autres pays (parmi lesquels l’Allemagne, la France, la Suisse, l’Argentine) se portaient volontaires pour mener un procès contre le responsable du kidnappage, de la torture et de l’assassinat de plus de 4000 de ses concitoyens, sans compter l’exil de centaines de milliers d’autres.
Lui-même exilé après avoir survécu à la torture, Sepúlveda jubile lorsque, au volant de sa voiture sous le soleil italien d’octobre 1998, il apprend l’arrestation de l’ancien dictateur. La Folie de Pinochet rassemble les nombreux textes qu’il écrivit à cette époque (entre 1998 et 2002) dans divers journaux: La Reppublica, El País, Le Monde, Le Monde diplomatique et TAZ. Le livre paraît 30 ans après un autre 11 septembre, celui de 1973, où le général Pinochet, porté par la droite et par un coup d’État armé, prit le pouvoir avec l’aide de la CIA et la bénédiction de Kissinger et de Nixon, dérangés par le régime socialiste de Salvador Allende.
Dans la lignée de son dernier livre, Les Roses d’Atacama, Sepúlveda explore à travers ses articles, de formes et de thématiques diverses, l’importance de la mémoire, plus particulièrement celle des vaincus et des victimes dans un pays où "une partie du passé, surtout ce qui a eu lieu entre 1973 et 1989, fut effacée de la mémoire grâce à un atroce décret imposant l’amnésie comme raison d’État". Reprenant la devise du comte de Monte-Cristo, "Ni oubli ni pardon", le romancier prétend que "tant que le Chili ne retrouvera pas le dernier de ses disparus, tant qu’on ne saura pas quand et comment il est mort, qui furent ses assassins et, surtout, où gisent ses restes, la plaie restera ouverte, et c’est la mission des honnêtes hommes de la garder propre et ouverte, car cette plaie est notre mémoire historique". Une série de portraits de ces victimes et résistants, des années 70 à aujourd’hui, est ainsi proposée, consacrée essentiellement à leur souvenir.
Plutôt que de suivre l’ordre chronologique de leur parution, les textes sont subtilement agencés, nous amenant à découvrir, dans le désordre, les différents moments suivant l’arrestation de Pinochet. De l’annonce célébrée de cette arrestation, sur un mandat international lancé en Espagne par le juge Baltasar Garzón, à la déception que causa la décision des Britanniques de libérer le dictateur, et à la colère lorsque, à peine descendu de l’avion qui le ramenait au Chili, il se leva de son fauteuil roulant pour montrer au monde entier comment il avait berné ces lords anglais qui avaient invoqué des raisons humanitaires pour le libérer.
Sepúlveda ne peut s’empêcher de conclure sur les rapports entre l’histoire de son pays, ses convictions et sa venue à la littérature: "J’écris par amour des mots et avec l’obsession de nommer les choses selon une perspective éthique héritée d’une pratique sociale intense." Combien d’écrivains occidentaux peuvent en dire autant à notre époque?
La Folie de Pinochet, de Luis Sepúlveda
Éditions Métailié
2003, 120 p.