Contes de la nuit : Petites fables glacées
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Contes de la nuit : Petites fables glacées

Comme lecteur, on est souvent très attentif à ce qui provient de la France ou des États-Unis. L’inventaire des titres est à jour et on se contente trop souvent d’un Nothomb moyen ou d’un Beigbeder surmédiatisé au détriment d’oeuvres tout aussi intéressantes publiées ailleurs: en Islande, au Danemark ou au Groenland, par exemple. C’est la musique des Islandais Sigur Rós qui, curieusement, m’a menée jusqu’à ces littératures "froides". Comme plusieurs, je suis tombée sous le charme des mélodies hypnotisantes, perforées par une voix androgyne reconnaissable entre toutes. Et j’ai suivi les grands oiseaux de métal qui semblaient battre des ailes au ralenti jusqu’à leur nid de glace, jusqu’aux oeuvres de quelques auteurs un peu cachés par la neige.

Il y a bel et bien un incontournable aux alentours du 60e parallèle. Le Danois Peter Høeg a écrit Smilla et l’amour de la neige, que je recommande aux lecteurs qui n’ont pas peur d’aller se perdre dans des paysages qui menacent à tout moment de vous "vider de vos forces". Smilla est une femme de 37 ans un peu cynique, intuitive, juste assez désespérée pour s’embarquer dans une intrigue mathématico-poétique articulée autour de la mort d’un enfant de six ans retrouvé le visage planté dans la neige avant Noël. Son savoir sur la glace est ce qu’elle possède de plus intime et précieux. Clandestine à bord du Kronos, un sombre navire noir de jais, Smilla se rend à Gela Alta, sur la côte ouest du Groenland, et c’est là que le dénouement de l’histoire se déploiera dans toute sa grandeur, aussi déstabilisant qu’un iceberg qui s’effondre.

Cet automne, les Contes de la nuit, du même auteur, paraissent en traduction française au Seuil. Huit histoires sont ici réunies, avec en commun une date et un thème: l’amour le 19 mars 1929. Humour délicat, lucidité perçante, préoccupations scientifiques aucunement en contradiction avec la chose littéraire, sagesse que l’on tend à attribuer à la contemplation des effets du froid sur la nature, intérêt vif pour la limite entre le réel et l’illusion; on est bien chez Peter Høeg, on nage en pleine mer du Nord. Les contes ne sont malheureusement pas tous de qualité égale, mais ils ont en commun le fait de mettre en scène des êtres allumés qui vont rencontrer leur destin. Dans Le Jugement du président de la Cour suprême, un homme incarnant la droiture, la justice et la loi sera charmé par un jeune écrivain charismatique accusé de verser dans la pornographie, et son monde tout en conventions s’écroulera en même temps que cette "menace de permafrost intérieur" qui le guettait.

"Le vide peut être un baptême, un fleuve, une pierre fondatrice, un anéantissement, une croix, une nouvelle algèbre." Par-dessus tout, ce qui fait la plume de Peter Høeg, c’est cette extraordinaire précision dans l’écriture, cette transparence devant les mots et les labyrinthes de la pensée humaine. On le lit comme on regarde l’eau au travers de la glace.

Contes de la nuit
de Peter Høeg
Éditions du Seuil

2003, 285 p.

Smilla et l’amour de la neige
de Peter Høeg
Éditions du Seuil

1995, 512 p.