Le Maître et la Mort : Le maître des désillusions
Dans son dernier roman, MARC TRILLARD propose une vision désenchantée de la Perle des Antilles: Haïti.
"Haïti, serpent qui se mord la queue. Haïti, scorpion se plantant le dard dans le dos. Seul pays au monde à confondre temps de paix et guerre civile, une moitié de la population passe son temps à exterminer l’autre moitié. […] Est-ce que nos ethnologues, est-ce que nos sociologues se penchent suffisamment sur le cas? Ils le devraient. Il est fascinant, non?"
Plus riche colonie du XVIIe siècle, longtemps considérée comme la "Perle des Antilles", Haïti continue de fasciner pour cette antithèse formée par sa beauté exotique et par une misère socioéconomique causant les pires violences. La contradiction a intéressé Marc Trillard, qui en a fait le sujet de son plus récent roman, Le Maître et la Mort, dont l’action se déroule essentiellement à Port-au-Prince, capitale de cette république où "la loi fondamentale est celle de l’incohérence".
Avec une ouverture consacrée au meurtre du journaliste Jean Dominique, le roman peut nous rappeler le très beau Cri des oiseaux fous, dans lequel Dany Laferrière relatait sa fuite du pays natal, à l’âge de 23 ans, le jour même où était assassiné son ami journaliste Gasner Raymond, en 1976. Mais là s’arrête la comparaison entre l’oeuvre "laferrièrienne", qui considère Haïti depuis une perspective adulte, et celle de Trillard, dont le point de vue est pour le moins déconcertant.
L’intrigue a pour toile de fond les élections générales et présidentielles de 2000 et le retour au pouvoir d’un Jean-Bertrand Aristide proclamant la désastreuse "zéro tolérance", cause de lynchages dans de nombreux quartiers de Port-au-Prince. On y suivra le parcours de Valéry Vlatine, bibliothécaire de l’Institut culturel français qui, rebuté par les vicissitudes de sa fonction, décide de ne pas renouveler son contrat mais de demeurer dans ce pays dont l’état permanent de désorganisation et la dynamique autodestructrice le fascinent. Errant dans les quartiers les plus pauvres, le héros se liera avec l’Église des Combattants pour le Christ, une des nombreuses sectes prospérant dans la capitale.
Il s’y révélera un habile prédicateur, puisant dans des ouvrages religieux les expressions consacrées, les paroles rituelles, profitant sans vergogne de son statut de Blanc entouré de Noirs pourvus d’une "pente naturelle à complaire", impressionnés de voir ce Français cultivé descendre aussi bas que le bidonville de Cité Militaire pour prêcher la bonne parole et leur donner confiance en l’avenir. Fondant bientôt sa propre Église, Valéry s’enrichira sur le dos de ses quelques centaines de fidèles, menant ainsi une sorte d’expérience sociologique, s’observant de l’extérieur avec la conscience de s’inscrire dans une lignée d’Européens exploiteurs, "la petite histoire regorgeant de ces vies hors du commun, de ces aventuriers en rupture d’Occident faits roi ou dieu en d’obscures contrées mal cartographiées".
Dans une critique parue dans Le Nouvel Observateur, l’écrivain à la mode Dominique Fernandez parle du "style bâclé" du roman de Trillard. Or, Le Maître et la Mort, loin d’être mal écrit, renferme des trouvailles formelles et linguistiques intéressantes, entrelaçant le français et le créole dans certains passages percutants. Ce n’est pas ce style qui désarçonnera le lecteur, mais plutôt la tonalité désinvolte et la perspective nihiliste qui habitent le texte. Pour Trillard, il n’y a pas plus de mauvais Blancs que de gentils Noirs et l’espoir d’Haïti ne réside ni du côté de son peuple et de son gouvernement (qui profite du chaos pour se maintenir), ni de celui de la "communauté internationale" (formée d’exploiteurs potentiels). Reste un terrible constat sur la nature humaine, dérangeant par son pessimisme même, auquel nous a peu habitués la littérature française, généralement remplie de voeux pieux en matière d’anticolonialisme. D’où, peut-être, l’agacement de monsieur Fernandez…
Le Maître et la Mort
de Marc Trillard
Éditions Gallimard
2003, 313 p.