Rencontre: Daniel Pennac : Daniel Pennac
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Rencontre: Daniel Pennac : Daniel Pennac

DANIEL PENNAC, le créateur de la fameuse saga Malaussène, nous livre avec Le Dictateur et le hamac le fruit imprévisible de 24 longues années d’introspection. L’écrivain, marqué par son voyage au Brésil en 1979, y sonde les fondements de la création littéraire, nous entraînant dans un tourbillon étourdissant de rimes, de souvenirs et d’images. Entretien avec un rêveur.

"Ce serait l’histoire de…": terrifié par les incantations d’une sorcière brésilienne en transe qui le voue au lynchage, Manuel Pereira da Ponte Martin, le dictateur agoraphobe d’une république bananière d’Amérique latine, se fait remplacer par un sosie afin de fuir son destin macabre. Avide de silence et de pouvoir, il dirige le sosie à distance tout en parcourant l’Europe, dont il savoure les plaisirs raffinés. Le sosie nomme alors un sosie qui nomme un autre sosie, en une mise en abyme burlesque ponctuée d’aventures déconcertantes et envoûtantes qui s’achèvent avec la mort du dictateur et de tous ses sosies. L’annihilation du pouvoir.

Mais cette histoire n’en est pas une, ce n’est que "celle qu’il aurait fallu raconter"; celle, teintée du lyrisme délirant du réalisme magique, que Daniel Pennac s’amuse à réinventer, "suspendu entre terre et ciel", dans son hamac.

Les mystères du Sertão
C’est d’ailleurs au Brésil qu’il a appris à pratiquer le hamac, au Brésil également que l’idée de ce roman est née. "Imaginez le Sertão brésilien, m’ordonne-t-il. C’est un territoire trois fois grand comme la France, un plateau basaltique extraordinairement sec, très dur, avec des gens très malheureux, très pauvres." Lui l’a vécu, cet immense désert aride: c’était en 1979. Il révèle les puissantes visions qui le hantent depuis. "Dans la nuit de Teresina (la capitale du Piauí), ma femme et moi voyons deux paysans qui regardent une télévision qu’ils ont bricolée au pied d’un réverbère. Dans cette télé, on joue La Ruée vers l’or de Chaplin. Déguenillés, maigres, les hommes rient silencieusement pour ne réveiller personne. Mais de quoi rient-ils? Ils ne connaissent aucun des codes utilisés par Chaplin, n’ont jamais vu de neige, ni de chaussons de ballerines, ni de petits pains. Nous sommes au fond du monde. Nous vivons – eux, pauvres paysans et nous, européens nantis – une communion dans l’art. Le cinéma de Chaplin transcende les codes sociaux et culturels pour rassembler des gens radicalement différents. C’est à cela que sert l’art."

Cette image saisissante obsède longtemps l’écrivain; c’est d’elle, ainsi que du dictateur brésilien de l’époque, João Baptista de Oliveira Figueiredo ("une brute joviale, un assassin"), qu’il s’inspire pour créer Le Dictateur et le hamac. Le personnage de Manuel Pereira da Ponte Martin, lui, tient du Dictateur de Chaplin, ainsi que de son premier sosie, un pauvre barbier qui délaisse ses responsabilités pour l’"Americky, patrie du cinématographe", où il tentera sa chance au cinéma – sans succès, parce que tous ceux qui fuient leur destin sont voués à l’échec.

"Il suffit d’imaginer…"
Au coeur de ce roman complexe, donc, l’histoire d’un dictateur et de ses sosies, les souvenirs de voyage de Pennac – mais surtout, un essai sur l’écriture. "Je veux embarquer le lecteur dans deux histoires simultanées qui se tricotent au cours de la lecture: la première étant la fiction, l’histoire du dictateur, et la seconde, l’écriture d’un roman." Véritable labyrinthe, Le Dictateur et le hamac dévoile les subterfuges de l’écrivain, qui jongle avec les styles littéraires (de la fiction au reportage et l’autobiographie, en passant par la poésie et l’essai) et les figures de style, abusant d’ellipses sournoises et de jeux de miroirs baroques pour mettre en vis-à-vis le roman et la matière du roman. Il nous démontre notamment comment Fanchon, une amie d’enfance, lui inspire un personnage, Sonia. Celle-ci s’humanise à son tour: Pennac lui fait part de son envie de faire comme s’ils se connaissaient "dans la réalité".

La plume, exquisément fluide, nous tient en haleine tout le long de cette oeuvre houleuse, nous trompe, nous amuse, nous émerveille. "L’art du romancier, affirme Pennac, c’est le mystère de l’incarnation, c’est-à-dire la transformation de l’idée en vivant pour produire un effet de réel. Si vous arrivez à résumer un roman par l’idée qui le compose, c’est que le roman est raté: c’est un essai dissimulé en roman. Si vous ne pouvez réduire le roman qu’à son histoire, alors c’est une autobiographie dissimulée en roman: c’est encore raté."

Que l’on nous parle du Brésil, de Chaplin, de pouvoir, de destins avortés ou de ruses littéraires, c’est toujours de la limite nébuleuse entre le réel et la fiction qu’il s’agit. Dans un remarquable exercice de style, Pennac met en avant l’interdépendance du romanesque et du quotidien, confirmant ainsi la puissance universelle de l’art. Dans le même temps, il s’attaque au règne excessif des images et des copies dans notre société post-moderne: "la multiplication tous azimuts dont nous gave notre culte de l’image n’est pas pour rien dans cette histoire de sosies gigognes. Un monde pareil à la Vache qui Rit, voilà le rêve de nos "communicants". Nous tous mis en abyme…"

Le Dictateur et le hamac
de Daniel Pennac
Éditions Gallimard
2003, 408 p.

Le Dictateur et le hamac
Le Dictateur et le hamac
Daniel Pennac