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Conte d’Halloween : La maison

À Benoit Jutras, qui connaît l’art de visiter
une maison abandonnée comme s’il avait fait ça toute sa vie.
D’ailleurs, c’est lui qui m’a dit d’entrer.

C’est un village oublié, un mouroir, un lieu que l’on quitte comme on se débarrasse d’une vieille brassière après trop longtemps. Il n’y a qu’un motel, qu’un restaurant, qu’une petite gare convertie en boutique d’artisanat où on peut acheter un édredon piquant et de vieilles cartes postales aux coins retournés. C’est facile de trouver une chambre au Cygne blanc. D’ailleurs, c’est un jeu d’enfant de dénicher le Cygne blanc lui-même. La nuit, à Rivière-Bleue, il fait noir. Les rares lampadaires ne sont pas là pour enjoliver, mais pour montrer le fossé, pour pointer l’arbre, pour que vous puissiez lire les affiches et rester en vie. On repère immédiatement deux enseignes lumineuses. Un peu au nord il y a ce cygne aux plumes cotonneuses qui dérive sur un étang fluorescent. Un lettrage mal choisi hurle que l’endroit est vacant et qu’il est possible de visionner un film XXX 24 heures sur 24 dans une chambre climatisée où l’on gagne le sommeil sous l’oeil attentif d’un caniche brodé, logé dans un cadre de mélamine, ou veillé par des lacs jaunis et des paysages automnaux traversés d’outardes toujours grasses. En plein coeur du village, la croix de l’église clignote comme l’annonce d’un casino, d’un bar, d’un restaurant de pizza à 99 cents. À intervalles irréguliers, là où la traverse et le poteau se croisent, un visage de martyr apparaît brièvement. On croit voir le Christ, les yeux virés au ciel, tracé dans des tubes de verre d’un mauve très lumineux.

Le Transcontinental divise la nuit en trois. Les rails se mettent à vibrer vers 2 h du matin, puis un peu plus tard, à 5 h. Ça peut être long avant de s’y faire. De l’autre côté de la voie ferrée se trouve un camping oublié. On fait comme s’il n’existait plus, en laissant croître les herbes sur les terrains sablonneux. Dans les racines exhumées, des sauterelles font entendre des bruits de brindilles cassantes et de bulles crevées. Un vieil autobus scolaire rouille au milieu du parc pour enfants. Quelqu’un a arraché le volant et deux ou trois bancs, mais la croix et le petit sapin odorant sont toujours suspendus au rétroviseur.

Comme si de rien n’était, comme si ce n’était la faute de personne.

Tout ici respire l’attente, suggère le passé, l’abdication. Le village s’est immobilisé et la rivière ne court plus. De petites fleurs laiteuses percent l’eau brunâtre dont on imagine mal qu’elle fut bleue un jour. Tout ça pour dire que la maison abandonnée du rang des Peupliers apparaît bien plus à sa place qu’on ne l’est soi-même, planté là, à essayer de deviner ce qui gît dans le jardin desséché.

Au deuxième étage, les toiles sont tirées, au premier, des cartons et du bourrage bloquent la vue, sauf sur le flanc de la maison, où une petite ouverture dans le papier sec suggère que quelqu’un a voulu regarder dehors, s’est senti étouffé, comme pris dans une boîte. La véranda est en vieux bois gris, on dirait de la cendre vernie, et la porte arrière est déverrouillée. De chaque côté du tapis délavé, les pivoines ont des airs de fougères malades. Les rares personnes à s’être aventurées dans la maison n’y sont pas restées longtemps. À cause de l’engourdissement à la nuque, une sensation désagréable qui se manifeste aussitôt la porte refermée derrière soi. La moisissure, sans doute, incrustée dans le plâtre des murs, une espèce de fongus aigrelet qui vous prend à la gorge, qui vous fait suffoquer et entrevoir des déplacements d’air.

Il fait plus froid au-dedans qu’en dehors.

Dans le salon, les meubles vieux d’un demi-siècle ont été renversés puis recouverts de draps blancs. Il y eut ici bien des cadres, probablement des photos de famille. Des carrés pâles laissent deviner leur emplacement, un ton sur ton déployé dans une palette café crème. La cuisine est vide, à l’exception d’une tasse infectée et d’un chaudron cramé, oubliés sur le comptoir. Une libellule aussi longue qu’un petit doigt se décompose dans le lavabo, les ailes détachées en deux larmes coagulées.

Il n’y a plus d’eau dans les tuyaux.

À l’étage, la maison n’a pas été condamnée, comme si l’entreprise avait été abandonnée en cours de route, qu’on avait dû quitter en vitesse sans même prendre le temps de verrouiller la porte. Il y a trois chambres: celle des maîtres, une pièce pour invités décorée d’un immense aquarium rempli au quart, bordé d’algues et de mousse jusque sur les parois externes de la vitre. La troisième était occupée par une fillette d’une dizaine d’années qui adorait la couleur rose et l’équitation. Dans ces chambres évanouies, des couches de poussière recouvrent les meubles et le tapis. On la retrouve ramassée en balles dans les coins, en pelotes d’une ouate lourde et argentée qui continue de ballonner, de gonfler avec le temps. Près des fenêtres, la poussière a gelé en plaques. Quand on tape dessus, un bruit sourd s’élève avec un léger décalage et les morceaux fibreux se détachent comme quand on tranche une figue ou le foie d’un canard.

Par la fenêtre de la salle de bain, on distingue clairement la silhouette affaissée au milieu du jardin – un épouvantail renversé, le visage enfoui dans la terre – qu’on avait d’abord repérée d’un oeil inquiet. L’homme de paille est vêtu d’un pantalon d’enfant et d’un petit veston de concours hippique junior. Au fond de la toilette, dans le trou, une musaraigne toute molle est morte d’affolement en tentant vainement de ressortir par où elle était entrée.

À moins que ce ne soit une petite taupe effarouchée.

Personne ne s’en fait plus avec ces détails, depuis longtemps.

Mais reste encore la cave.

Mieux vaut ne pas circuler pieds nus dans le sous-sol, à cause de la vitre. De larges plaques de verre sont appuyées contre le mur et des dizaines de tubes pastel ont roulé par terre en un fracas cristallin. On est là, debout dans l’atelier d’un homme qui sculptait le néon et aimait les playmates. Le montage étourdissant de pin-up aux hanches arrondies, ce patchwork de bimbos ankylosées à l’air enjoué, aux joues empourprées, suggère que l’homme qui travaillait dans cette pièce est mort bien avant l’avènement du hard et de l’épilation complète des corps. On l’imagine enfant, un peu assommé par le spectacle de sa mère castrant les coquelets avec l’ongle du petit doigt, ravi d’une simple boule de crème glacée à la vanille balancée dans un verre de coke. Ceci n’est pas un conte d’horreur mais la visite d’une maison abandonnée, aussi chercherez-vous l’épouvante dans tout ce temps écoulé qui vous fait bander aujourd’hui sur ces filles-valium envers lesquelles l’amour a encore une dette, même après toutes ces années.

Les fantômes sont des souvenirs tenaces.

Le temps qui passe est un monstre.

Et cette maison en est le présage.