Le Complexe de Di : Rire jaune
L’écrivain DAI SIJIE livre un second roman consacré à la corruption du gouvernement chinois, vue cette fois à travers les yeux d’un apprenti psychanalyste. Un portrait d’une ironie décapante.
Puceau dans la quarantaine, Muo revient en Chine après un long exil en France, poursuivant le noble objectif de délivrer sa fiancée emprisonnée pour avoir vendu à la presse des photos de tortures pratiquées par des policiers. Pour ce faire, Muo doit convaincre un seul homme, l’omnipotent juge Di, que son avocat lui suggère de corrompre. Or, le juge Di, qui a plus d’argent qu’il n’en faut après des années passées à accumuler des pots-de-vin dans la magistrature, refuse les 10 000 dollars patiemment économisés par Muo et cachés depuis plusieurs semaines dans une pochette secrète de son slip. Ce qui manque au juge et qu’il exige de notre héros en échange de la liberté de sa bien-aimée, c’est une jeune vierge à déflorer…
Ainsi débute Le Complexe de Di, second roman de l’écrivain d’origine chinoise Dai Sijie, dont l’humour sert un propos désenchanté sur la dictature communiste. Dans son premier roman, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, l’auteur relatait le séjour dans un "camp de rééducation" de deux jeunes intellectuels épris de littérature française. Le livre, au contenu largement autobiographique, a connu un succès international, particulièrement aux États-Unis et en France (lieu de résidence de l’auteur qui écrit son oeuvre directement en français), en nous mettant au fait de plusieurs "curiosités" du régime.
Différent, Le Complexe de Di a plutôt la structure d’un récit picaresque en ce que la quête du héros permute régulièrement d’un chapitre à l’autre. Muo se rend compte que ce qu’il recherche (la jeune vierge) est devenu une denrée rare. La première volontaire rencontrée perd sa virginité avant la date prévue à cet effet, tandis que la seconde se casse une jambe et sera refusée par le juge Di, insulté de se voir offrir une boiteuse… Autant de péripéties narrées avec cette tonalité naïve, hilarante, de son protagoniste, mélange de don Quichotte et de Candide moderne à la sauce orientale. La corruption du système politique elle-même, que veut dénoncer l’auteur, n’apparaît que comme une absurdité de plus dans cette intrigue éclatée. Dai Sijie aurait-il retenu la leçon de Voltaire qui disait que pour atteindre mortellement un ennemi, il fallait le tourner en ridicule? En cela, l’approche de l’écrivain chinois s’éloigne radicalement de celle d’ouvrages récents consacrés aux autres dictatures contemporaines, d’Augusto Pinochet à Idi Amin Dada.
Les tribulations d’un psy en Chine
Le roman de Dai Sijie offre également une peinture intelligente de l’opposition entre les cultures occidentale et chinoise. Après avoir passé les 11 dernières années de sa vie à Paris, à étudier et à noter ses rêves chaque nuit dans un cahier d’écolier, après de multiples séances avec "un psychanalyste français asexué qui ressemblait à un Français ordinaire dans un film ordinaire", Muo est lui-même devenu psychanalyste, le premier à pratiquer dans son pays natal où les oeuvres de Freud sont frappées d’interdit.
C’est ainsi que, à cheval sur son vélo, muni d’une bannière annonçant fièrement sa profession, le héros s’arrêtera dans différents villages pour faire profiter les habitants de son "Service d’interprétation des rêves", s’installant dans les marchés publics où son curieux fauteuil de bambou fait office de divan. Malgré son souci d’éducation populaire, il ne sera considéré que comme un "diseur de bonne aventure", comme un "amuseur" dont on vient entendre les théories loufoques et dont on rit des questions indiscrètes à caractère sexuel. Qu’à cela ne tienne, Muo garde l’espoir de pouvoir guérir un jour ses compatriotes, de leur permettre d’accéder à sa "science".
Balzac et la Petite Tailleuse chinoise et Le Complexe de Di se rejoignent ainsi dans l’essentiel de leur propos: un appel à la résistance à l’oppression passant par une vie intérieure riche, par une culture (qu’elle soit livresque, artistique ou scientifique) qu’on entretient en bravant les interdits relatifs à la vie privée. Les combats sur la place publique ne semblent pas encore le lot de ce fin analyste des âmes, de leurs souffrances et de leurs aspirations qu’est Dai Sijie.
Le Complexe de Di
de Dai Sijie
Éd. Gallimard, 2003
349 p.