Poésie : Le propre et le figuré
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Poésie : Le propre et le figuré

Le premier recueil de CAROLINE LOUISSEIZE et le plus récent du poète au long cours PAUL BÉLANGER ont pour objet une même quête, celle du silence. La première évoque un silence qui préserverait de la détresse "poussiéreuse" du monde; le second, celui nécessaire à la mémoire pour prolonger le corps d’un ami  disparu.

On n’arrête pas le progrès: après le savon, les tissus et les humidificateurs antibactériens, voici la poésie antibactérienne. Avec Le Siège propre, Caroline Louisseize célèbre en effet, sur le mode caustique, le vide, le stérile, toutes les zones aseptisées de nos vies occidentales.

Happé par cette prose mordante, le lecteur se retrouve à l’intérieur d’un cabinet, que l’on apprend être celui d’un délégué du ministère de la Sécurité sociale. Un genre de préposé à la netteté des psychés, finit-on par déduire. Celui-ci écoute et enregistre les confessions de gens venus épancher leurs angoisses, mystérieux clients "qui ont peur que le temps passe sans les écouter", rassurés davantage par la bobine du magnétophone immortalisant leurs dires que par l’oreille de notre curieux psy.

On saisit tôt que ce dernier couve une réaction sévère, qu’il n’en pourra bientôt plus de ces "fourmis plaintives", qui le contaminent: "On se purifie par moi, je ne peux pas me salir davantage". Folie de l’aseptisé, du propre qui gagne sa conscience, blancheur tentaculaire lui faisant assimiler la détresse psychologique à l’impureté, puis le silence à la propreté. Dès lors, il voudra se prémunir contre le bruit. "En Amérique, tout le monde a droit de parole. Personne n’a droit au silence", déplore-t-il.

Outre des traits intéressants, bien que distorsionnés par le processus poétique et le cynisme, sur la dynamique d’écoute entre patient et psy, il y a dans Le Siège propre une critique sociale inquiétante, sorte de "fiction psychologique" esquissant un monde où les ayatollahs de la pensée javellisée ont gagné la partie. Un audacieux projet poétique, à la fois pudique et scatologique, repoussant et fascinant.

Dans le style qu’on lui connaît, où l’image abonde sans jamais charger le texte, Paul Bélanger rend pour sa part hommage à un grand ami disparu, le poète Michel Beaulieu. Les Jours de l’éclipse, c’est l’occasion de patiemment effacer les frontières temporelles, d’ouvrir un passage vers le monde des morts. Faisant écho à des émotions passées, le directeur littéraire des Éditions du Noroît enchevêtre souvenir et avenir, occasionnant des retrouvailles dans le poème et revisitant avec une acuité nouvelle certains épisodes de l’amitié qui les a unis. Des bouts de la poésie de Michel Beaulieu sont incrustés çà et là dans les vers, comme pour intriquer les parcours des deux créateurs. Puis il y a cette idée de la "veille" qui sous-tend l’ensemble, installant une tension entre le constat de la perte et ce qu’il reste à en saisir. S’il nous plonge dans le récit d’un "témoin d’agonie", c’est la recherche d’une lumière nouvelle qui motive le poète de Périphéries (1999). "Faut-il entrer dans la mort pour voir l’intérieur de la vie?" s’interroge-t-il.

Cette écriture très musicale, pleine de déclinaisons sonores, n’en développe pas moins un "art du silence". Le poème apparaît comme la résultante d’une équation mêlant douleurs et extases, chutes et renaissances; îlot silencieux "au milieu de ces voix contraires".

La poésie comme territoire du deuil est une thématique mille fois explorée. Dans la production récente, on pense au Tombeau de Lou de Denise Desautels ou à La Question de Nicodème de Jocelyne Felx. Ici, Paul Bélanger nous épargne les chemins déjà battus grâce à des images ciselées loin du tape-à-l’oeil ou du désir de "faire comme". Le geste poétique se déploie entre brio et retenue, cherchant d’abord à dire avec justesse la mort et son empire, puis les réponses de la terre, le pouvoir muet de ses "sèves tenaces".

Le Siège propre
de Caroline Louisseize
Éd. Triptyque
2003, 96 p.
Les Jours de l’éclipse
de Paul Bélanger
Éd. Québec Amérique
2003, 80 p.

Le Siège propre, Les Jours de l'éclipse
Le Siège propre, Les Jours de l’éclipse
Caroline Louisseize, Paul Bélanger