Marek Halter : Droit de parole
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Marek Halter : Droit de parole

L’écrivain MAREK HALTER poursuit son extraordinaire projet de redonner aux femmes la place qui leur revient dans les Saintes Écritures. Entretien avec un penseur plus grand que  nature.

Il déjeune ponctuellement avec le Pape et va au théâtre avec Roman Polanski. Ariel Sharon et Yasser Arafat l’ont consulté, comme il a déjà discuté avec les présidents égyptiens Hosni Moubarak, Anouar Al-Sadate et avec le prince Abdallah d’Arabie saoudite.

Marek Halter fuit le ghetto de Varsovie en 1940. C’est en Ouzbékistan, où il tente de survivre avec le fruit de ses menus larcins, qu’il déploie ses talents de conteur. Recruté par une bande de voyous, le jeune Halter est assurément meilleur conteur que voleur, et pour avoir droit à sa part du butin, il se met à agrémenter les soirées des délinquants par ses récits appris par coeur ou inventés partiellement, comme celui du Comte de Jérusalem, alliant, au meilleur de son imagination d’alors, les deux livres qu’il connaissait le mieux.

"J’ai fêté mon quatrième anniversaire (je suis né en 1936) dans une cave des ghettos de Varsovie. Mon grand-père m’avait apporté, emballé dans du papier journal, un cadeau qui a échappé aux nazis: deux petits livres illustrés pour les enfants. Il y avait les Contes bibliques et le Journal des Trois Mousquetaires. Au fond, mon grand-père a déterminé ma vie." Halter, en passeur de mémoire et lecteur assidu du livre des livres, s’est employé avec diligence à revisiter l’Ancien Testament en redonnant aux femmes le rôle important qu’elles ont joué dans l’histoire sainte.

Puisque tout commence par Abraham, le père d’une multitude, "celui qui a inventé Dieu, comme on peut dire qu’ils se sont inventés mutuellement", Halter a amorcé sa trilogie La Bible au féminin avec Sarah, la femme stérile du patriarche hébreu. Pour le deuxième volet de cette série, il aborde maintenant Tsippora. Tsippora la sage, la Kouchite, la noire, celle qui était la fille adoptive du sage Jéthro et surtout la maîtresse puis l’épouse de Moïse, l’homme en fuite devant le pharaon. D’une lucidité héroïque, incarnant la passion et la perspicacité, le discernement, elle lui sauve la vie deux fois. Celui qui deviendra la figure de la résistance à l’oppression que subit le peuple hébreux n’aura de cesse de s’appuyer sur Tsippora, celle qui comprend le sens des mots et qui l’accompagne dans les épreuves. Grâce à elle, l’étrangère qui, enfant, fut recueillie au bord de la mer Rouge, Moïse pourra recevoir les lois dictées par Dieu et libérer le peuple.

Rétablir les faits
Si Moïse, pour les premiers apologistes chrétiens, apparaît comme une sorte de brouillon du Christ, il incarne l’homme moderne pour Chateaubriand et le bouc émissaire pour René Girard. Mais depuis qu’on rapporte son passage au Sinaï, le monde n’est plus le même. "Sans Tsippora, Moïse ne serait pas là et nous, nous ne serions pas ce que nous sommes. La Loi, les 10 commandements, c’est la base. Cela n’a pas qu’un effet sur son temps, mais aussi sur la Révolution française bien des années plus tard. Les antireligieux n’ont pas trouvé meilleure idée que de reproduire cette forme des Tables de la Loi pour inscrire ce texte extraordinaire qu’est la Déclaration universelle des droits de l’homme." Comme il l’avait fait pour la Sumérienne Sarah qui, enseignant l’alphabet à ceux qui n’utilisaient que des pictogrammes, a permis aux hommes de conceptualiser des rêves ("tant qu’on utilise des images, on ne peut pas concevoir un dieu abstrait"), Halter redonne à Tsippora la place qu’elle mérite.

"Ce que j’ai essayé de faire dans cette démarche féministe, c’est de réintroduire la femme dans la Bible. Non qu’elle n’existe pas, elle existe, mais comme femme-objet. L’histoire tourne autour des femmes, mais elles ne parlent pas! Une seule parle, dans le Cantique des cantiques, et encore là, les rédacteurs ont réduit tout ça pour en faire un seul texte, qui, à mon avis, devrait être un échange de lettres érotiques. Heureusement, certaines traductions ont redonné la parole à la seule femme qui parle dans la Bible."

Marek Halter considère les premiers traducteurs de la Bible comme des misogynes. D’après lui, les invraisemblances comme les trous qui sautent aux yeux à la lecture des Saintes Écritures proviennent du fait qu’un homme, "un genre de rédacteur en chef, aurait coupé le texte à tort, comme on coupe un article au milieu, le rendant incompréhensible". Si, d’après saint Paul, qui prônait le célibat, la femme était porteuse de malheur, pour Halter, elle est porteuse de l’universel. C’est l’idée centrale de sa trilogie.

"Pas que la femme soit plus maligne, mais par l’enfantement, elle introduit un acte compris dans toutes les langues, dans toutes les couleurs, partout." Elle introduit aussi l’amour, la tendresse et le désir. Du coup, on n’est plus seulement en société, on devient aussi individuel, car le désir est individuel. "L’universalisation des sentiments, des gestes, des rapports reliés aux enfants comme à l’amour ne serait pas possible sans la femme. Les hommes entre eux tendent vers la barbarie. Tant que Sarah est stérile, l’histoire piétine. Tout se crée ici, avec Tsippora. C’est donc un livre qui va plus loin que le précédent. D’abord, les rapports sont plus conflictuels (et sans conflit la littérature n’existe pas!), mais en plus, cette histoire pose la question centrale de la femme dans la religion, de son rôle politique et de son apport dans l’égalité des races."

Tsippora, La Bible au féminin, tome 2
de Marek Halter
Éd. Robert Laffont

2003, 268 p.

Tsippora, La Bible au féminin, tome 2
Tsippora, La Bible au féminin, tome 2
Marek Halter