Une saison de machettes : Chasse à l'homme
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Une saison de machettes : Chasse à l’homme

Dans son dernier livre, récipiendaire du prix Femina pour le meilleur essai, le reporter français JEAN HATZFELD donne la parole à un groupe d’amis hutus condamnés pour avoir participé au génocide rwandais. Froid dans le dos…

Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi s’interrogeait encore sur les motivations profondes de l’Holocauste: "Avons-nous assisté au déroulement rationnel d’un plan inhumain, ou à une manifestation de folie collective? Une logique tendue vers le mal, ou l’absence de logique?" Le même questionnement appliqué au Rwanda, on se retrouvera face à des réponses pour le moins déconcertantes de la bouche des Hutus interrogés par Jean Hatzfeld. Pio, un jeune agriculteur qui a participé aux massacres durant toute la durée du génocide, explique: "Tuer des Tutsis, je n’y pensais même pas quand on vivait en bonne entente de voisinage. Même d’échanger des bousculades ou de mauvais mots, ça ne me semblait pas convenable. Mais quand tout le monde a commencé à sortir la machette en même temps, j’ai fait pareil sans m’attarder. […] La détestation s’est présentée comme ça au moment des tueries, je l’ai saisie par imitation et par convenance."

Reporter à Libération, ayant couvert plusieurs grands conflits, Hatzfeld a séjourné à plusieurs reprises au Rwanda. Un premier livre consacré au génocide, Dans le nu de la vie (paru au Seuil en 2000), recueillait les récits des rescapés de la commune de Nyamata où 50 000 Tutsis (sur une population de 59 000) ont été exterminés d’avril à juillet 1994 par leurs voisins et collègues hutus. Avec Une saison de machettes, le journaliste explore l’envers de la tragédie en proposant des témoignages d’assassins de la même région de Nyamata, interrogés au pénitencier où ils purgeaient leur peine jusqu’en mai 2003. On apprendra à la toute fin que la plupart d’entre eux ont regagné leur village et leurs terres, à cause d’un décret présidentiel destiné à diminuer la population carcérale.

L’auteur aborde avec ces prisonniers des sujets aussi divers que l’organisation des tueries, le développement du goût de tuer, les impressions de leur premier meurtre, les pillages de fin de journée, le sentiment religieux qui les anime et la question du remords, quasi absent chez la plupart d’entre eux. On demeure confondu devant l’apparence de candeur et de banalité des témoignages, devant ces 10 jeunes hommes qui, chaque matin pendant quatre mois, après un copieux petit-déjeuner servi par leur mère, partaient en groupe pour "couper" du Tutsi (un peu comme on part à la chasse) et qui rentraient le soir chez eux, cajolant ou grondant leurs enfants, faisant l’amour à leur femme satisfaite du butin rapporté à la maison.

Régulièrement, Hatzfeld replace le cas rwandais dans le contexte plus large d’un siècle génocidaire, signalant la parenté entre l’expression de l’antisémitisme en Europe avant le génocide juif et celle de l’antitutsisme au Rwanda avant le génocide tutsi. Les composantes de la propagande s’appuyaient tant sur des qualités physiques que psychologiques censées décrire le caractère tutsi, mais aussi sur la conception parasitaire qu’on se faisait des membres de cette ethnie, particulièrement à la campagne, parce qu’étant essentiellement éleveurs, leurs vaches piétinaient les récoltes des agriculteurs hutus.

Qualifié de "récit", le livre fait alterner des chapitres de témoignages et des chapitres où l’auteur relate les faits marquants du génocide, confrontant parfois la parole des tueurs et les souvenirs des rescapés de son premier livre. Même si certains témoignages rappellent la non-intervention de la communauté internationale durant la catastrophe (qui a conforté les tueurs dans leur sentiment d’impunité), Une saison de machettes demeure fort différent du roman de Gil Courtemanche Un dimanche à la piscine à Kigali, lequel dénonçait la passivité de la communauté blanche dont les membres étaient mis en scène. C’est un monde essentiellement agricole, noir et rwandais que décrit Hatzfeld, dans un esprit journalistique éloigné de l’approche littéraire de Courtemanche qui était une occasion de plus pour Thanatos de flirter avec Éros, dimension occultée par le reporter français dans cet excellent livre qui, comme on s’en doutera, pose plus de questions qu’il n’offre de réponses…

Une saison de machettes
de Jean Hatzfeld
Éd. du Seuil

2003, 320 p.