

Eliette Abécassis : Passages clandestins
Après le bouleversant Mon père et le dramatique La Répudiée, ELIETTE ABÉCASSIS, élue "reine du thriller théologique" et encensée par la critique, nous éblouit à nouveau avec Clandestin, où elle sonde les mécanismes complexes de la rencontre amoureuse et de l’identité culturelle. Délicieusement douce, brillante et charmante, elle nous livre les secrets de son roman aussi dense qu’intimiste.
Saad Shirine
Photo : Blais & Bilinski
Un homme est séduit par une femme dans un train. Rencontre éphémère, suspendue en un huis clos saisissant. Le temps, l’espace se figent: l’homme se dit qu’il a jusqu’au bout du quai pour séduire l’inconnue. Mais tout les sépare: lui, le clandestin, est un réfugié, un sans-papiers qui fuit la guerre et les autorités. Il a rendez-vous avec un passeur pour tenter de traverser la frontière. Elle est fonctionnaire de haut rang; son amant, chef de cabinet d’un ministre, l’attend sur le quai.
Pourtant, le temps d’un regard, ils se sont conquis: "On peut aimer quelqu’un sur un mot, un geste. Une façon d’être." Un intense coup de foudre les unit, qui bouleverse tous leurs repères, leurs rêves, leur identité. Coup de foudre d’autant plus dramatique qu’il est furtif: le dénouement tragique de leur rencontre les projette dans une mort shakespearienne. "J’ai voulu parler de la rencontre, de tout ce qu’elle peut provoquer dans une vie. Une vraie rencontre peut être bouleversante, confie Eliette Abécassis. Clandestin, c’est une histoire d’amour qui a lieu dans les transports en commun, ces espaces du quotidien où l’on croise des visages sans nom qui portent à se raconter des histoires. Où, souvent, l’on n’ose pas aller vers l’autre. Je prolonge ces histoires éphémères, ces fantasmes; et cette tragédie, qui a lieu dans une gare, avec une unité de temps, de lieu et d’action, est la métaphore d’une vie. Car la vie est une tragédie: la mort nous attend à l’horizon." C’est qu’Abécassis, avant d’être écrivaine, est philosophe. Elle s’inspire d’ailleurs des théories d’Emmanuel Levinas, philosophe existentialiste qui étudie les rapports humains pour repenser politiquement, socialement et psychologiquement le rapport à l’autre dans la société contemporaine.
Quand on n’a que l’amour
Ouvertement politisé, Clandestin traite d’abord du grave problème de l’intégration des immigrés dans les pays développés. "Il est urgent de parler de la clandestinité dans un monde où le nombre d’immigrés augmente, insiste l’auteure, posant de plus en plus de problèmes politiques dans les pays qui les accueillent. Le droit d’asile est fondamental à l’être humain. En France, cette notion recule dangereusement." Elle-même issue d’une famille d’émigrés juifs marocains, Abécassis est extrêmement sensible à ce rapport mensonger à la différence qui sous-tend toute politique nationaliste. "Le rapport à l’étranger est révélateur des valeurs d’une société. La dérive vers des idées nationalistes ou fascistes a toujours commencé par des restrictions de l’immigration. Avec l’Europe unifiée, on assiste à la construction d’une forteresse où les lois se font de plus en plus strictes afin de fermer les frontières, provoquant chaque semaine une multitude de drames humains." L’administration, cette infrastructure qui exprime la cruauté du système et sa rigidité, et qui impose une façon de penser formatée, "thèse antithèse synthèse", est ainsi attaquée par l’écrivaine, qui cherche à souligner la dimension humaine du problème des immigrés. "L’amour reste le miracle qui vient désorganiser la voie mortifère de l’administration", conclut la belle idéaliste.
Les liaisons dangereuses
Pourquoi cette aventure entre deux êtres fondamentalement opposés? Abécassis amorce une exploration psychologique approfondie qui révèle la misère intérieure des personnages: "Le clandestin représente un ailleurs, un hors-norme, qui est pour la fonctionnaire synonyme de liberté. Tandis que lui vit un enfermement politique, elle vit un enfermement intérieur. Elle s’est laissé clôturer dans une vie qu’elle ne voulait pas, à cause de la société qui lui a dicté un chemin tout tracé. Alors qu’elle fuit la vérité de son coeur, lui fuit la police. Je crois au vertige de la rencontre, qui peut remettre beaucoup de choses en question. Peut-être que ces amants se retrouvent même dans la mort. Peut-être leur fin n’est-elle pas tragique, après tout." Le temps, qui hante ce bref roman, paralysant les personnages et provoquant en eux des émotions violentes et contradictoires, révèle l’abîme psychologique du soi – et de l’autre. Il révèle deux quêtes d’identité distinctes qui, essoufflées, se fusionnent: c’est la transcendance de la rencontre entre un homme et une femme anonymes dans une ville anonyme, et leur mort anonyme. Car l’amour, l’angoisse, la mort sont universels; et la perte d’identité est le plus grand drame de l’Homme.
Poétique étrangère
À l’instar d’une Marguerite Duras ou d’un Albert Cohen, Eliette Abécassis écrit surtout pour la poésie. Sensible au rythme et à la sonorité de la phrase, elle crée celle-ci à son image: douce, franche, tranchante et saccadée tel le rythme urbain. À force d’accumulations, de répétitions et d’ellipses, de dialogues émouvants et de descriptions intimes, l’écrivaine a créé un roman fulgurant qui se lit d’un seul trait, d’un seul souffle.
Clandestin est d’autant plus bouleversant qu’il s’inspire de la réalité de son auteure. "Le roman est un espace de liberté, un espace autre où l’on peut exprimer son intimité. Au début, je ne voulais pas explorer ma subjectivité; aujourd’hui, en vieillissant, avec l’aide de la psychanalyse, je suis plus sensible à l’intérieur de mon âme, qui est vertigineux. Ce qui fait surtout peur dans cette recherche, c’est de comprendre à quel point on est étranger à soi-même, à quel point le terrain le plus inconnu est le plus proche: soi. La voie psychologique est la plus effrayante, bien sûr, mais elle reste la plus intéressante."
Il ne faut pas croire que Clandestin est un roman d’introspection: "La seule loi du roman, c’est de captiver le lecteur et de faire une histoire envoûtante. Je ne crois pas du tout aux journaux intimes, à l’écriture qui ne parle que de soi. Les romans individualistes à la mode en ce moment, qui racontent des histoires sentimentales et érotiques, n’intéressent personne. Il faut réussir à verser le personnel dans l’universel."
Remerciements à l’hôtel Hilton Bonaventure