La route des petits matins : Passer à l'Ouest
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La route des petits matins : Passer à l’Ouest

Ce sont des petits moments d’encens que nous offre La route des petits matins, qui vient de mériter le prix Robert-Cliche à son auteur, GILLES JOBIDON. Le temps ralentit pendant "qu’une won-ton fait dodo dans le wok de fer"…

Chaque année, le prix Robert-Cliche est décerné à l’auteur d’un premier roman présenté sous pseudonyme. Si le calibre des nouveaux écrivains varie beaucoup d’une année à l’autre, que certains ne sont pratiquement jamais revenus à la charge, plusieurs de ces auteurs primés ont depuis belle lurette investi le paysage littéraire québécois de manière significative. Parmi les premiers lauréats de ce prix remis depuis 1979 figurent Chrystine Brouillet, Robert Lalonde et Madeleine Monette. Bien sûr, vu le nombre de publications des dernières années, le contexte a changé et il est plus difficile d’imposer une voix, si forte soit-elle. Or cette année, dans un jury présidé par Marie-Claire Blais, on comptait de sérieux écrivains et des lecteurs exigeants, dont Pierre Samson et Jean-Yves Soucy. Il y avait donc de fortes chances qu’un véritable écrivain, même anti-commercial, ne se retrouve pas laissé-pour-compte. Ce qui devait arriver arriva.

"Un soleil enrhumé. Dans la brume qui s’efface, les mouches à feu font leur ballet d’étoiles. À l’ourlet de leurs jupes vertes, les arbres sacrés tracent la ligne du vent. Le jour grimpe." Gilles Jobidon nous prouve, avec La route des petits matins, qu’il est là pour rester. Un ton, un rythme et une liberté d’écriture établissent un univers solide et singulier. On ne me fera pas croire qu’il en est à ses premières armes. L’auteur possède un sens du mouvement très développé et une maîtrise remarquable de la cadence. La finesse avec laquelle il bouscule la langue demande une connaissance certaine du matériau et une audace respectueuse. Mais c’est son regard qui frappe, celui qui fait de lui un écrivain singulier, quelqu’un qui voit, qui sent, ressent, autre chose que la majorité des gens. Quelqu’un qui ramasse le détail, et surtout, l’impression qui s’en dégage. Gilles Jobidon est un écrivain disponible à la lenteur, aux odeurs et à la différence. Son imaginaire est bien ancré dans l’ouverture.

"Un pas, encore un pas, un pas. Quitter Saigon, cette vieille putain aux dents plaquées or, aux dentelles déchirées, pleines de boue. Quitter cette ville, cette vie de merde – freedom."

Freedom ou fleedom (imitant l’accent asiatique avec le l au lieu du r), un mot, un thème qui revient souvent. Un jeune homme, commerçant malgré lui, entreprend de quitter Saigon où il a grandi sous les enseignements de maître Wou, un proche de la famille, pour se rendre dans les beaux pays, ceux qu’on ne cache pas dans les magazines à la mode. Le jeune réfugié parle trois langues orientales et un peu l’anglais, comme il sait captiver avec ses quelques notions de chant et un charisme certain, qui faisaient aussi de lui un bon vendeur de prunes. À travers quelques dictons et vieux proverbes chinois, cet homme, qui connaît aussi la science du thé, possède depuis son enfance, les notions de base de la sagesse orientale. Ses connaissances et ses qualités lui seront utiles quand, aidé d’un passeur cupide, il prendra la dangereuse route des exilés illégaux et devra s’adapter à toutes les situations.

"Ta tresse qui frôle la terre, ta fatigue, de tes pieds à la lune, endormie dans la sale odeur du propre. Chinatown puant de Boston, de Vancouver, Montréal, New York, Paris. Ta chambre, partagée, dix autres chambreurs éreintés qui s’oublient pour le nom. Tu ne travailles pas, tu cours."

Écrit au tu par un je occidental, le livre respire la tendresse, le respect et l’humilité qu’inspire le parcours des réfugiés.

La route des petits matins
De Gilles Jobidon
VLB éditeur
2003, 140 p.