L'Obèle : Ouvre maîtresse
Livres

L’Obèle : Ouvre maîtresse

Dans L’Obèle, MARTINE MAIRAL livre un bel hommage romanesque à celle qui fut la collaboratrice et le "dernier amour" de Montaigne: Marie de Gournay.

"Moutarde après dîner. Je n’ai que faire du bien dont je ne puis rien faire", écrivait Montaigne. Façon métaphorique de dire l’amertume que ressent l’homme qui se voit offrir trop tard dans sa vie un plaisir qu’il aurait pu apprécier quelques années plus tôt. Ainsi en sera-t-il lorsque, âgé de 55 ans, Montaigne fera la connaissance de Marie de Gournay, 22 ans, fervente lectrice qui lui écrit son admiration et à qui le philosophe rend visite pour la première fois en mars 1588. "Pour lui c’était trop tard. Pour moi il vînt [W91]trop tôt", se souviendra-t-elle. Qu’à cela ne tienne puisque l’auteur des Essais fit de la jeune fille sa dernière grande amie et son éditrice posthume…

Lorsque Montaigne meurt, en 1592, son ami Pierre de Brach, avec l’accord de la veuve de l’écrivain, remet en effet à Marie de Gournay un coffret où reposent les Essais "dans leur dernier état". C’est que Montaigne, malgré les nombreuses éditions de son livre, ne cessait de l’enrichir, inscrivant en ses marges de substantiels "allongeails" à insérer là où figurait l’obèle, signe utilisé en édition pour marquer l’endroit d’un ajout. L’un de ces obèles, dans son essai De la présomption, est justement consacré à cette demoiselle de Gournay en qui Montaigne dit avoir reconnu sa "fille d’alliance", la faisant dorénavant figurer au milieu de ses grandes affections. Dans son roman L’Obèle, Martine Mairal nous rappelle l’existence de cette intéressante femme de lettres de la Renaissance.

Un siècle chassant l’autre
En 1643, alors que débute le règne d’un Louis XIV âgé de cinq ans, Marie se remémore une vie marquée par sa relation avec le grand écrivain. Relation ayant culminé lors d’un séjour au château de Gournay, à l’été 1588, où ils goûtèrent le plaisir de converser et de mêler leurs écritures. C’est là qu’il lui donna la responsabilité de l’édition posthume de son livre. Une fois l’ami disparu, toutefois, cette mission est loin de se révéler idyllique pour Marie. Elle devra non seulement combattre les vieux compagnons, qui désapprouvent que l’on ait confié une tâche aussi délicate à ce "cotillon pensant", mais aussi les imprimeurs déterminés à modifier l’architecture du livre afin de l’adapter au goût du jour. Et c’est sans compter le Vatican qui demande que le nom de Dieu paraisse là où Montaigne, en bon humaniste inspiré par les mythologies païennes, inscrivait celui de Fortune.

Bien qu’elle commette sa propre oeuvre littéraire, Mlle de Gournay demeure avant tout une exceptionnelle lectrice, fréquentant chaque jour l’oeuvre de son cher maître, tentant d’enseigner au nouveau siècle les beautés de ce "bréviaire de tolérance", et plus particulièrement ce "merveilleux tiers livre" dans lequel Montaigne se montre "enjoué, humble, sincère, détaché des apparences, amusé de ses faiblesses, paré à la mort". Protégée par la famille royale, Marie tient à Paris un salon où elle développe d’autres amitiés, essentiellement avec des jeunes hommes, de jolis muguets de cour qui grimpent jusqu’à son quatrième étage pour lui apporter des nouvelles du monde: Tallemant des Réaux, le duc de Réthelois, Guez de Balzac…

Premier roman signé par Mairal, qui aurait déjà écrit une trentaine de livres en tant que "nègre", si l’on se fie à la quatrième de couverture, L’Obèle témoigne d’une maîtrise exceptionnelle de l’art romanesque et de la langue française. La narration lyrique, ludique et truffée de particularismes lexicaux et syntaxiques empruntés à la littérature de la Renaissance rappelle par endroits la poésie de Ronsard et de Louise Labé, avec une touche de truculence rabelaisienne. Une des grandes qualités du livre est aussi de montrer la transition vers le Siècle classique et l’ennui que provoquaient chez la vieille Marie de Gournay les grands débats de l’heure, telle la fameuse querelle du Cid. Blessée de ne pas avoir sa place à l’Académie française, institution récemment créée par Richelieu pour faire contrepoids à l’influence des salons tenus par les femmes, la narratrice se désole également du fait que cette langue française, autrefois si riche et si libre, se soit "malherbisée à mort", avouant être elle-même atteinte par la "maudite manie des dictionnaires"…

L’Obèle
de Martine Mairal
Éd. Flammarion
2003, 336 p.