Le temps me dure : Le temps retrouvé
De la Sagouine à Pélagie, en passant par Gapi, Mariagélas, Citrouille et la Veuve-à-Calixte, c’est toute une galerie de personnages inoubliables que la très prolifique Antonine Maillet a fait connaître à travers la francophonie. Un autre personnage, Radi, proche figure de la romancière dans On a mangé la dune (1962) puis dans Le Chemin Saint-Jacques (1996), cohabite avec son alter ego, Radegonde… sans la confronter.
Dans son dernier roman, Le temps me dure (expression qui signifie "j’ai hâte de") – hâte d’affronter Radi? -, il y a l’Acadie de l’enfance de Radi (de six à dix ans) et l’Acadie d’aujourd’hui de Radegonde. Autant dire les deux consciences du même personnage qui se côtoient et dialoguent en toute complicité. Radegonde, à travers Radi, retrouve son point d’ancrage d’antan: "Oui, je commence sérieusement à remonter le temps par le labyrinthe qui serpente dans les entrailles de Radi. Par la porte de son nombril, je me suis faufilée jusqu’aux dédales d’un passé plein d’ombre et de lumières, de bosses, de trous, de sauts, de plaines où les siècles galopent comme des chevaux en liberté."
Dans cet échange vivifiant entre les deux âges, c’est l’univers de tous les possibles qui se déploie devant nos yeux charmés. On est constamment transbahuté entre l’imagination et l’imaginaire de la jeune Radi et de la vieille Radegonde. Oui, c’est possible de remonter le temps et de retrouver les odeurs ainsi que les événements tels que l’Halloween, le Mardi gras et autres fêtes du calendrier qui ont marqué notre enfance.
Tout comme c’est possible de réinventer le monde à l’infini, de 5 à 105 ans. Ici, entre l’écrit conté et l’écrit narré, surgit la liberté à travers les contes qui ont bercé nos jeunes années, de Cendrillon à Blanche-Neige, en passant par Le Petit Poucet, Le Petit Chaperon rouge, Boucle d’or… Contes revisités et réinventés par les deux protagonistes en une. Radegonde, la quasi-nostalgique, cherche à savoir d’où elle vient; tandis que Radi, l’impétueuse, veut savoir où elle va. Vers l’écriture, assurément. Car…
Antonine Maillet se révèle enfin pour ce qu’elle est, une "écréatrice". Qu’est-il donné à l’homme, en effet, qu’il ne constate que sur le tard de sa vie, sinon que tout jeune, petite fille en l’occurrence, il n’a d’autre choix pour destin que de créer; que la parole, autrement dit, est invention permanente. Un rêve, dit-on, est un souhait qui s’accomplit. Pour ses 10 ans, Radi souffle ses bougies, d’un voeu secret qui forgera son avenir, indestructiblement. Radegonde en est la complice. Elle sait mieux que quiconque qu’il lui faudra "recréer le monde avec un crayon et du papier".
Antonine Maillet a donc gardé son âme d’enfant, non que son style soit enfantin, mais en nous livrant le dernier mot, à ce jour, de sa merveilleuse longévité littéraire, elle nous dit aussi quelle petite fille de 10 ans a ourdi ce projet d’écriture qui est le sien. Démiurgique!
"Personne d’autre que quelqu’un de plus grand que nous ne pouvait imaginer d’offrir à ses créatures le seul bonheur digne de Lui et de nous: celui que nous fabriquons nous-même."
Du grand Art!
Le temps me dure
d’Antonine Maillet
Éd. Leméac
2003, 263 p.