Lignes aériennes : Grand dérangement
C’est un recueil singulier qui vient de valoir le Prix du Gouverneur général au poète PIERRE NEPVEU. En effet, Lignes aériennes explore les multiples petits drames entourant l’établissement de l’aéroport de Mirabel.
"Les lignes aériennes sont peu lisibles dans le ciel, nous vivons à partir d’un sol où l’âme s’explique avec la chair." Même si Pierre Nepveu est entré en poésie en y traçant la double image de l’enracinement et du mouvement, avec un recueil intitulé Voies rapides (paru en 1971), d’aucuns s’interrogeront sur le titre similaire de son dernier-né, Lignes aériennes, qui se donne à lire autant, sinon plus, au sens propre que métaphorique. Car cette oeuvre étonnante et émouvante propose comme arrière-fond la construction de l’aéroport de Mirabel, erreur monumentale dont l’auteur rappelle les malheureux effets sur les petites gens de cette contrée, des expropriations des années 70 au chômage engendré par le rapatriement des vols à Dorval à la fin du siècle.
Le livre, dont la structure évoque le départ et l’arrivée, l’aller et le retour, illustre la quête d’un homme qui se rend pour une journée au lieu de ses origines (l’histoire familiale de Pierre Nepveu, tant du côté paternel que maternel, est liée à cette région du nord de Montréal). Dans ce pays aux terres les plus fertiles du Québec où prospéraient des exploitations agricoles séculaires, il ne reste plus qu’un "village travesti en banlieue", domaine des "pères sans paroles" où règnent dorénavant les antennes paraboliques, les piscines et les boyaux d’arrosage, le tout bercé par "le mantra têtu des thermopompes". Et au loin, tout au fond de "ce bout du monde qui frôle la parodie", la piste vide où se posent les outardes égarées, les verrières de l’aéroport abandonné par les hommes.
À la solitude du poète se superpose celle des acteurs d’un drame par moments absurde: anciens fermiers suicidés ou ayant pris le chemin de l’exode, morts du cimetière de Saint-Augustin parmi lesquels la pieuse Florence (grand-mère maternelle de Nepveu), voyageurs étrangers qui ne reviendront plus jamais, réfugiés "renvoyés par le prochain vol à la case départ", belle dame debout devant une porte d’embarquement "faisant ses adieux à un grand amour". Quelques fantômes prendront la parole dans ce livre polyphonique: l’arpenteur de 1969, "chirurgien sans scalpel" qui devine dans son dos "les regards qui tuent" et dont le cahier inaugural tient le compte des "terres arables à découper, arpents de silence, maisons à déranger pierre par pierre"; la femme de ménage de l’été 1999 qui entretient les bâtiments de l’aérogare déserté, actionnant les chasses d’eau en secret "pour l’écho de leur chant mauvais" et s’enfuyant "au fond des miroirs clairs".
Lauréat d’un Prix du Gouverneur général au début du mois pour Lignes aériennes (et pour la troisième fois dans sa carrière d’écrivain), Pierre Nepveu n’a pas manqué de signaler l’ironie de recevoir cette récompense fédérale pour avoir dénoncé un projet né d’une décision d’Ottawa. Avec son lyrisme désenchanté, sa nostalgie du terroir et la rage renfermée dans l’alternance de ses vers libres et de ses petits poèmes en prose, Lignes aériennes s’impose comme un incontournable de notre littérature. Pour se rappeler, comme si besoin était par les temps qui courent, la puissance de la bêtise humaine, technocratique et gouvernementale…
Lignes aériennes
de Pierre Nepveu
Éd. du Noroît
2002, 112 p.