Jacques Dubois : Élémentaire, mon cher Maigret
Livres

Jacques Dubois : Élémentaire, mon cher Maigret

S’il vivait encore, l’écrivain belge Georges Simenon aurait eu 100 ans en 2003. Pour souligner l’événement, les éditions La Pléiade célèbrent son oeuvre d’une fécondité rare en proposant un concentré en deux tomes. À la tête de ce projet, le spécialiste du père de Maigret, JACQUES DUBOIS, rencontré à l’occasion du Salon du livre de Montréal.

Il faisait gris ce jour-là et un froid à vous fendre le front. Le Liégeois Jacques Dubois était de passage à Montréal comme invité au Salon du livre. Rappelons que cette année, le polar était à l’honneur et qu’un détour du côté de chez Simenon s’imposait, vu entre autres cette édition à La Pléiade d’une vingtaine de titres du prolifique romancier. "Quand Luc Pradier, le directeur de La Pléiade, a demandé à me rencontrer pour me parler de son intention de publier un double volume sur Simenon, j’avoue que j’ai été surpris, raconte le professeur émérite de l’Université de Liège. Je me suis dit: "Tiens, Simenon dans La Pléiade, c’est pour le moins inattendu." Ça m’a plu." Une gorgée de tonic, le bar de l’hôtel Hilton avec vue sur la ville, entre chien et loup, qu’on aperçoit derrière le rideau de vapeur de la piscine extérieure, les cheminées des usines, une tasse de thé, histoire de se réchauffer un peu; l’endroit est animé, on imagine sans trop de mal un revolver dans la valise du voisin.

Le crime organisé
Jacques Dubois, assisté d’un de ses anciens étudiants, Benoît Denis, a eu la vaste tâche de sélectionner une vingtaine de titres parmi pas loin de 200 romans, sans compter les nouvelles, moins connues, qui s’ajoutent au total. Simenon, qui écrivait en moyenne quatre romans par année, s’est inscrit dans la durée en construisant une oeuvre d’une grande cohérence et d’une extrême fécondité. Étonnamment, le choix des romans fut réglé en un petit mois, en fonction de deux critères: "Cette oeuvre s’étend sur 40 ans; nous voulions que toutes les périodes soient représentées: française, américaine et suisse. Nous avons donc essayé de suivre la carrière, la ligne chronologique de Simenon, explique le fondateur du Centre d’études Georges Simenon et du Centre d’études québécoises à l’Université de Liège. Nous avons retenu les titres les plus représentatifs, ceux qui nous apparaissaient les meilleurs. On ne regrette aucun de nos choix, mais une dizaine d’autres auraient pu entrer en concurrence avec ceux-ci, vraiment." Étant donné le succès que connaît la récente parution des deux tomes, il n’est pas impossible qu’un troisième voie le jour éventuellement. "Nous avons dû laisser tomber un grand roman de Simenon, Pedigree, qui aurait pris la place de trois ou quatre titres. Pour comprendre l’auteur, il faut le lire. C’est un roman gris de nature autobiographique, inspiré de sa jeunesse à Liège, que je glisserai peut-être dans un troisième volet si jamais le projet se concrétise."

Le lecteur qui veut entrer dans l’oeuvre de Simenon est parfois confondu devant une telle densité. Par quoi commencer? Aussi Jacques Dubois était-il pleinement conscient de son rôle: aiguiller ce lecteur vers l’oeuvre d’un écrivain qu’il connaît de fond en comble et fixer l’image que l’on se fait de lui, en luttant contre certains clichés. On a souvent noté le peu d’intérêt de Simenon pour l’Histoire. Deux choix viennent corriger cette croyance: Le Président, un roman qui reprend la figure de Georges Clemenceau, l’homme qui sauva la France au cours de la Première Guerre mondiale; ainsi que Le Train, une histoire d’amour qui se déroule dans les années 40, au moment où des Français et des Belges fuient devant l’arrivée des Allemands. De tous les romans de Simenon, c’est celui-là que Jacques Dubois préfère.

Le mauvais genre
Souvent considéré comme un genre mineur, évoluant parallèlement à la "grande littérature", le polar a, encore aujourd’hui, une réputation à bâtir. Il est suspect, "parce qu’essentiellement sériel, et la conception que nous avons de la littérature est hostile à l’idée de sérialité", avance Jacques Dubois qui s’intéresse à cette question dans l’essai Le Roman policier ou la Modernité (Nathan, 1992). Il considère le polar comme un genre littéraire ancré dans l’époque contemporaine, près des angoisses modernes, comme cette lancinante peur de la mort. "Le grand roman s’est débarrassé des intrigues et des personnages, des histoires ciblées, présentant une trame claire. J’ai l’impression que le roman policier a repris différents éléments qui caractérisaient le grand roman auparavant. Mon idée est que depuis la fin du 19e siècle, le roman de type classique est en crise, se bat contre lui-même. Le polar est une réaction contre le roman en crise et, en même temps, ce dernier reprend le polar, emprunte sa formule et la détourne, comme on le voit chez Robbe-Grillet et Borges, par exemple. Il me semble que le policier est au coeur du romanesque moderne."

Que Simenon soit publié à La Pléiade est représentatif d’une évolution de l’idée que l’on se fait du genre. Bien qu’il fût remarqué dès ses débuts en 1931, l’écrivain belge n’a jamais reçu de prix littéraire de son vivant. On considérait qu’il écrivait trop et trop vite. De l’avis de Jacques Dubois, il aurait été ravi de voir quelques-unes de ses oeuvres couchées sur papier bible à La Pléiade, souvent considérée comme la crème de l’édition.

Simenon entre dans La Pléiade
de Jacques Dubois
Éd. Gallimard, 2003, 1600 p. et 1760 p.