Le Québec, otage de ses alliés : Choisir son clan
Dans un essai ambitieux intitulé Le Québec, otage de ses alliés, la politicologue ANNE LÉGARÉ suggère que le Québec repense en profondeur ses relations avec les États-Unis et la France.
Dans le cadre de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la "réingénierie de l’État", les relations internationales du Québec sont aussi soumises que d’autres secteurs à une cure de minceur radicale: abolition de certaines délégations à l’étranger, déclaration le mois dernier par la ministre Gagnon-Tremblay selon laquelle le Québec, en tant que province, ne peut avoir de représentation à Washington, moratoire sur la participation à des événements internationaux comme la récente Foire du livre de Guadalajara (laquelle participation, encouragée par le précédent gouvernement, a été annoncée comme la dernière de ce type à survenir sous le règne de Jean Charest).
Dans ce contexte où il semble nécessaire d’analyser les efforts diplomatiques entrepris par le gouvernement québécois durant la dernière décennie, le livre d’Anne Legaré paraît à point nommé. Explorant les différentes facettes de nos relations avec les États-Unis et la France, l’auteure, qui enseigne les sciences politiques et qui a représenté le Québec dans ces deux pays, pose comme prémisse que notre politique internationale doit être en grande partie définie par nos choix de société, les relations avec les nations "amies" ayant des conséquences directes sur la politique intérieure, la culture et l’identité.
Conflits d’intérêts
Observant que le Québec se réclame de plus en plus de l’américanité et de ses intérêts commerciaux avec les États-Unis, Legaré postule que c’est une erreur de négliger nos rapports avec la France: le Québec risquerait non seulement de perdre sa stratégique position médiane entre l’Europe et l’Amérique, mais aussi sa possibilité de promouvoir une mondialisation plus humaniste. Les manifestations montréalaises en opposition à la guerre en Irak, "révéla[trices] du dynamisme de la société civile", ont illustré une conscience critique qui pourrait bien se révéler impuissante après la mise en œuvre de la ZLEA et des nouvelles règles du jeu qui s’élaborent actuellement.
Une large part de l’argumentation de Legaré vise à montrer que le Québec ne doit pas s’illusionner quant à une supposée neutralité des États-Unis, lesquels craignent la naissance d’un État québécois qui soutiendrait ses entreprises et réduirait la capacité du Canada à participer à la défense de l’Amérique du Nord. L’auteure rappelle que les Américains ont ainsi usé d’une stratégie dissuasive durant la période référendaire 1994-1996. Une campagne de désinformation, élaborée dans les années précédentes et visant à ternir la réputation du Québec par la thèse de l’ethnocentrisme québécois, se mit en branle, pas moins de huit jours après l’élection du Parti québécois en septembre 1994, avec la célèbre conférence à Washington de Matthew Coon Come, du Grand Conseil des Cris du Québec. Les efforts de dissuasion se poursuivirent après le référendum avec l’adoption de la loi C-20 sur la clarté, élaborée par Ottawa sur une suggestion de Washington.
Quant au rapport à la France, il ne peut être envisagé qu’à l’intérieur des tensions entre celle-ci et les États-Unis et dans le besoin qu’a la France de garder le Canada comme allié dans certains dossiers internationaux. Or, sans le Québec, qui contribue à son identité multiculturelle, le Canada perdrait sa "capacité de différenciation" par rapport aux États-Unis et risquerait de glisser dans le giron américain. C’est ainsi que le Québec se trouve "l’otage d’intérêts qui lui sont étrangers". Pourtant, une alliance plus étroite entre la France et le Québec aiderait ces deux nations à dicter un nouveau rapport à la mondialisation, la "promotion de la diversité culturelle" et le multilatéralisme dans les institutions internationales. Sans la France et l’Europe, le Québec se verrait irrémédiablement lié "à une vision du monde contraire à ses intérêts, à une conception marchande du politique" qui lui ôterait la marge d’autonomie nécessaire à l’affirmation de sa différence.
Au milieu de tous ces intérêts souvent extérieurs au Québec lui-même, peut-il exister un réel rapport à l’autre? Si la science politique est souvent considérée comme le moins scientifique des savoirs, elle demeure un champ d’études essentiel dont un des buts est non seulement de répertorier mais aussi d’interpréter les codes, les règles tacites et implicites, les stratégies qui imprègnent les relations entre les peuples. À cet égard, l’ouvrage d’Anne Legaré offre une remarquable leçon de rigueur intellectuelle combinant l’érudition, le haut niveau d’analyse universitaire et une expérience sur le terrain. Un livre qui remettra en question bien des conceptions naïves du monde diplomatique et du rapport du Québec avec des "alliés" dont il importe de connaître les réelles motivations.
Le Québec, otage de ses alliés
d’Anne Legaré
VLB éditeur
2003, 336 p.