Le Jardin du commandant / Discours de réception : Camp de vacances
L’écrivain québécois YVES GOSSELIN publiait ces derniers mois deux livres abordant le fanatisme nazi: Le Jardin du commandant et Discours de réception. Des romans à lire avec circonspection.
Des civils allemands pouvaient-ils encore, en 1944, ignorer la réalité des camps de concentration comme certains l’ont prétendu après la victoire des Alliés? Et que serait-il advenu de l’Europe si la coalition fasciste avait gagné la Seconde Guerre mondiale? De ces deux questions, l’une relève du domaine des historiens, l’autre, de la science-fiction, d’une anti-utopie tentant de montrer à quoi l’espèce humaine a heureusement échappé. C’est à partir de ces matières inquiétantes qu’Yves Gosselin a écrit ses deux récents romans.
Le Jardin du commandant va comme suit: épouse d’un officier SS, Anna Schwartz habite durant quelques mois de 1944 une confortable demeure dans un village voisin d’Auschwitz et décide d’y tuer le temps en organisant des soirées littéraires et musicales où sont conviés les officiers et leurs épouses. Dédiée à ses problèmes domestiques et conjugaux, sa vie n’est qu’occasionnellement perturbée par de mystérieux faits extérieurs qu’elle n’arrive pas à éclaircir… ou ne le veut pas. Par exemple, lorsque Anna pose des questions sur la fumée et les odeurs qui parviennent du camp, ou à propos de la montagne de chaussures qu’une amie y a aperçue, son mari ne lui fournit aucune réponse satisfaisante. Sur la fonction exacte des lieux qu’elle n’a jamais visités et qu’elle considère comme un "camp de rééducation", elle ne sait apparemment rien, semblant ancrée dans une inconscience désarmante, sinon scandaleuse.
La narration étant effectuée par l’héroïne, l’horreur naît donc de la confrontation entre l’indifférence de celle-ci et les atrocités commises par les autres (et que connaît évidemment le lecteur). Bien qu’il soit fort improbable qu’une épouse de SS ayant vécu à proximité d’Auschwitz ait ignoré les véritables activités du camp, Gosselin tente de montrer le fonctionnement d’une certaine forme d’ignorance, protégeant contre le monde extérieur. Une ignorance assumée, contraire de l’innocence morale, et fondée sur le désir profond de ne pas savoir. Car ignorer ne veut pas nécessairement dire ne pas deviner ou ne pas approuver. Comme plusieurs civils, prétend l’auteur, Anna "savait sans savoir". Quand, après la guerre, le couple visionnera le film de ces montagnes de cadavres poussés par des bulldozers et que le mari jurera n’avoir rien su, elle s’écriera: "Ne vois-tu donc pas qu’il s’agit de films de propagande américains?"
Scénario catastrophe
Nettement plus burlesque, Discours de réception nous transporte dans un 1953 fictif où les Allemands auraient gagné la guerre grâce à des armes secrètes déployées au dernier moment. Gouvernés par Pétain, les Français ont accueilli l’envahisseur et il n’y a pratiquement plus un juif dans toute l’Europe. Les écrivains subversifs Mauriac, Malraux et Aragon ont été fusillés et le monde littéraire est dorénavant dominé par Léautaud et Claudel. Succédant à Louis-Ferdinand Céline, mort récemment, un nouvel Immortel prononce son discours de réception à l’Académie française qui est également un éloge à son prédécesseur, considéré comme un héros national. Car dans cette autre dimension spatio-temporelle, Céline, revenu à l’exercice de la médecine, se serait consacré à des recherches d’eugénisme afin d’améliorer la race européenne… La charge contre l’auteur de Mort à crédit occupe ainsi tout le livre.
Étant donné le paratexte des deux romans (dédicaces, citations en exergue, avant-propos), il ne fera aucun doute au lecteur avisé qu’Yves Gosselin, qui dédie ses œuvres aux victimes des camps, se veut pourfendeur de la politique et des exactions nazies, et qu’il se livre essentiellement à une parodie du discours antisémite. On ne peut toutefois s’empêcher de penser à la lecture que pourraient faire certaines personnes de Discours de réception, où la parole est exclusivement accordée à un virulent antisémite faisant l’éloge d’un autre. On dit souvent qu’il revient au lecteur de juger. Mais à une époque où il faut s’inquiéter de la résurgence de l’activisme néonazi, d’aucuns se demanderont si nous étions vraiment prêts à passer à ce mode parodique (qui, par ailleurs, ne fait jamais rire chez Gosselin) dans la dénonciation de cette catastrophe historique…
Le Jardin du commandant
d’Yves Gosselin
Éd. du 42e Parallèle
2003, 283 p.
Discours de réception
d’Yves Gosselin
Lanctôt éditeur
2003, 168 p.