J’ai serré la main du diable : L’humanité perdue
En septembre 1994, après avoir tenté en vain d’empêcher un terrible génocide, le général ROMÉO DALLAIRE revient du Rwanda complètement brisé. Après avoir longtemps songé au suicide, il s’est relevé pour livrer un courageux témoignage sur les tragiques événements.
Le 6 avril 1994, l’avion du président rwandais Habyarimana est abattu peu avant d’atterrir à l’aéroport de Kigali. Dans les heures qui suivent, une guerre civile séculaire est ranimée de plus belle, qui ne sera dépassée en horreur que par le génocide, en parallèle et en seulement trois mois, de près de 800 000 personnes, dont 300 000 enfants, membres de la minorité tutsie pour l’essentiel, et Hutus modérés.
Un drame annoncé
C’est ce drame inadmissible que Roméo Dallaire dénonce dans son ouvrage, J’ai serré la main du diable: la faillite de l’humanité au Rwanda. À l’époque, le général assurait la direction militaire de la Mission d’assistance des Nations unies au Rwanda (MINUAR), qui avait pour mandat de veiller au bon déroulement des accords de paix d’Arusha (Tanzanie), visant à réconcilier les ethnies hutue et tutsie à la suite de la guerre civile de 1991-93. Les Hutus, majoritaires à 85 %, nourrissant un important ressentiment historique à l’égard des Tutsis, qui s’étaient arrogé les grands privilèges des colonisateurs belges en 1923. Dallaire s’acharne à répéter que durant les trois mois précédant la tragédie, les signes que des massacres se préparaient se multipliaient, alors que les éléments extrémistes prenaient le dessus. Mais ses appels à l’aide à la communauté internationale ne seront pas entendus: il se butera à la fois à la lourde et inefficace bureaucratie onusienne, peu encline à déployer rapidement les troupes qu’il réclame; à la quasi-indifférence des pays européens, davantage soucieux de contenir la situation explosive dans les Balkans, leur arrière-cour; et celle des Américains, échaudés après leurs déconvenues en Somalie, un an auparavant. La mort de dix Casques bleus belges dès le premier jour des combats poussera de surcroît l’ONU à retirer à Dallaire la quasi-totalité des 2538 militaires dont il dispose (alors qu’il en demandait plus du double). Ainsi, c’est avec une poignée d’hommes et des moyens dérisoires que Dallaire assistera, impuissant, au déchaînement meurtrier des milices hutues de l’Interahamwe, en kinyarwanda "ceux qui attaquent ensemble", formées de jeunes endoctrinés et dopés de haine à l’égard des Tutsis.
Le prix des vies humaines
Au cour du propos de Dallaire siège une réflexion centrale: les vies humaines sont-elles toutes d’égale valeur? Car comment expliquer l’immobilisme de la communauté internationale devant une telle horreur autrement que par de cyniques calculs politico-stratégiques? D’autant que quelques milliers de Casques bleus auraient pu empêcher la tragédie, croit-il. "Les fanatiques avaient copié le texte des sinistres comédies qui s’étaient jouées en Bosnie et en Somalie. Ils savaient pertinemment que les nations occidentales n’avaient pas la volonté de perdre des combattants dans une opération de maintien de la paix se déroulant dans un pays lointain sans valeur stratégique." Plus loin: "Un officier américain n’éprouva aucune gêne à me dire que la vie de 800 000 Rwandais ne valait pas de risquer la vie de 10 soldats américains."
Si le général à la retraite pointe avant tout du doigt les États-Unis et la France, la liste des coupables est très longue, à commencer par lui, qui a échoué, dit-il, à convaincre la communauté internationale que "ce pays minuscule, pauvre, surpeuplé ainsi que ses habitants valaient la peine d’être sauvés".
Dans L’Humanité perdue, un essai paru il y a quelques années, Alain Finkielkraut soutenait que les nazis avaient dû, avant d’entreprendre l’extermination des juifs, non seulement les identifier comme leurs ennemis jurés mais, plus fondamentalement, rompre psychologiquement le lien d’humanité les unissant à eux. Là se trouverait l’amorce de la sombre mécanique génocidaire. À lire le témoignage du général Dallaire, on comprend que le véritable drame du génocide ne loge pas tant dans la révélation d’un potentiel de cruauté insoupçonné inscrit dans la nature humaine, que dans l’inaction face à la détresse de nos semblables. Si faillite de l’humanité il y a eu au Rwanda, c’est bien à ce registre.
J’ai serré la main du diable
de Roméo Dallaire
Éd. Libre Expression
2003, 685 p.