Le Ravin : American psycho
On la connaît comme la grande romancière américaine prolifique (une trentaine de romans jusqu’à ce jour), comme cette biographe perspicace qui comprit que pour arriver à aller au plus près de Marilyn Monroe, il fallait non pas faire tomber sa robe mais son masque, tel qu’elle nous le donne à lire dans Blonde, publié tout d’abord à petites doses dans, entre autres, la revue Playboy. On la sait éditrice, professeure de création littéraire à l’Université de Princeton, recluse dans une maison lumineuse au beau mitan de la forêt; on sait les 60 pages quotidiennes qu’elle défile en s’approchant, toujours, comme une corneille curieuse qui virevolte autour d’une carcasse, du mal et de son germe qu’elle dissèque avec clairvoyance et virtuosité. Mais pas n’importe quel mal, non: celui qui, en Amérique, fabrique des monstres en silence.
Pour une raison obscure, elle commet également des thrillers qu’elle signe Rosamond Smith, même si son éditeur s’en fout apparemment puisqu’il n’annonce ce pseudo que sous le nom Joyce Carol Oates, affiché en très gros caractères sur la couverture. Dans Le Ravin, un working class hero verra sa vie réglée au quart de tour prendre un étrange tournant quand il sera soupçonné d’un meurtre qu’il n’a pas commis, mais que le sentiment de culpabilité s’installera quand même en lui, comme un retour de bile dans l’arrière-gorge. Il voudra savoir qui est ce mauvais sculpteur tapi au fond des bois qui monte une œuvre, Le Mariage du ciel et de l’enfer, avec d’inquiétantes silhouettes soumises de femmes disparues au fil des ans. Il voudra savoir au prix de son confort, jusqu’à changer de vie, puisque son existence parfaite lui apparaîtra désormais dérisoire. Un bon jour, il rentrera chez lui où l’attend sa famille "comme on entre dans une maison en feu" et les choses basculeront.
Le Ravin n’est pas un grand roman d’Oates, ni un grand roman, point. En fait, on en vient à se demander pourquoi celle-ci va faire sa gymnastique du côté du thriller, puisqu’elle n’a visiblement pas besoin d’un tel prétexte pour aller vers des êtres troublés qui commettent crimes par-dessus monstruosités. Bien sûr, l’intelligence de l’écrivaine et sa sensibilité percent la trame, elle oublie un peu partout des phrases comme "un cadavre est une chose brisée parmi une multitude de choses brisées", ses personnages évoluent, ne se contentent pas d’une mathématique bébête et d’un règlement de compte avec l’inspecteur, mais.
Faudra retourner à Zombi, un petit bouquin en forme de pensée folle d’un illuminé qui lobotomise ses victimes, de jeunes hommes, après les avoir baptisées Langue-de-velours, Yeux-raisins ou Pattes-de-lapin, après les avoir longuement sodomisées, s’étonnant à chaque fois qu’elles en crèvent, comme un gamin qui jouerait trop fort avec les pigeons. Dans ce roman paru en 1997, la romancière parvenait à entrer dans la pensée d’un tel personnage: "Est-ce que les os flottent? Et si oui, mais sans chair dessus, et les os eux-mêmes éparpillés et perdus les uns pour les autres, quelle identité y a-t-il. Je n’y pense jamais." Le lecteur devinait quand Quentin avait "oublié" de prendre ses médicaments, ou alors, au contraire, lorsqu’il agissait sous le coup d’une surdose Mandrax. Un humour déroutant naissait, comme de rire malgré soi, nerveusement, du sourire collé au visage d’un cadavre.
Le Ravin
Joyce Carol Oates
Éd. L’Archipel
2003, 338 p.
Zombi
Joyce Carol Oates
Éd. Stock
1997, 183 p.