Andreï Makine : Casser la glace
Puisant une fois encore dans l’histoire et l’imagerie de sa Sibérie natale, ANDREÏ MAKINE signe La femme qui attendait, un roman qui efface peu à peu les frontières du temps et visite des êtres abandonnés dans les marges de l’histoire.
À travers les carreaux d’une isba plantée dans le vide, le regard d’une femme. Jour après jour, saison après saison, elle attend. Il avait promis de revenir à Mirnoïé, cet homme aimé trente ans plus tôt et dont on dit qu’il est mort sur le front, en 1945, alors elle attend.
Dans ces territoires nordiques, ponctués d’échos de l’ère stalinienne, les heures ne passent pas au même rythme qu’ailleurs. Peut-être bien qu’elles ne passent plus du tout, en fait, et l’attente, même vaine, est en quelque sorte la dernière tension qui rattache à la vie. Voilà ce que va découvrir le narrateur de cet enivrant roman, un jeune intellectuel venu de Leningrad pour oublier un peu ses propres amours en loques.
La figure de Véra hantait Andreï Makine depuis des lunes. "C’est un personnage qui apparaissait déjà dans mon troisième roman, Au temps du fleuve Amour. J’ai toujours regretté qu’une femme au destin aussi dense ne prenne pas plus de place dans mes écrits, alors je me suis dit qu’il fallait y revenir un jour. Elle m’aura attendu dix ans!"
La revoilà, cette Véra encore si belle au mitan de la quarantaine, qui longe au quotidien les ultimes frontières de la vie, ne semblant avoir d’humain que son travail d’institutrice auprès des rares enfants des environs. Être à part, propre à enfiévrer ce quasi-étranger que l’on sait en partie autobiographique. La femme impossible à posséder, qu’on aime aimer comme on s’aime soi-même. "J’ai vingt-six ans, circonstance atténuante. L’âge où l’on s’enorgueillit encore du nombre des femmes qu’on a possédées", écrira plus loin l’auteur.
Pouvoir intime
Sous ce regard qui contient à jamais un peu des ciels de Sibérie, les lèvres d’Andreï Makine vibrent facilement pour Véra et son histoire, qui pose mille questions à chacun d’entre nous. "C’est un amour vécu sans réciprocité. La question qui sous-tend le roman, d’ailleurs, est celle-ci: qu’arrive-t-il quand quelqu’un décide d’aimer sans être aimé en retour?" La folie, douce ou moins douce, sommes-nous tentés de répondre. "Oui, poursuit l’écrivain, et en même temps, on se demande si cette femme n’a pas plus de liberté dans son amour, loin de ces relations qui deviennent tôt ou tard des formes de marchandage, remplies de concessions. Il y a quelque chose d’absolu dans le sentiment que porte Véra à cet homme qui ne reviendra pas."
D’absolu et d’absolument triste. À quarante ans passés, Véra n’a de compagnie que les vieilles veuves du village, qu’elle soigne et accompagne une à une jusqu’au cimetière. Devant cette vie "sacrifiée", le narrateur hésite entre la colère et la fascination. Multipliant les contacts avec elle, il entre pas à pas dans un univers farouchement clos, glissant, bien qu’à reculons, dans une improbable passion.
Plus on avance dans les pages, plus ces personnages qui apparaissaient comme monolithiques vont voir leurs convictions réciproques s’effriter. Lui, d’abord convaincu de l’incroyable simplicité de cette femme, dont l’existence se résume à une attente; elle, au départ fermée à toute intrusion, mais qui se laisse bousculer dans ses rituels. Tous deux vont mesurer la polyphonie à l’œuvre en toute âme humaine. "La vie est un perpétuel mélange des genres", écrit d’ailleurs Makine, une idée qui lui est chère et qu’il réitère longuement en entrevue. "Aristote disait: "La science du particulier n’existe pas." On peut toujours réduire une réalité à quelques mots, quelques concepts, mais sa globalité nous échappe. Le romancier, d’ailleurs, est là pour entrer dans l’intimité des choses, pour ressentir, pour faire la synthèse de réalités que d’autres disciplines compartimentent."
Voyager dans le temps
Le chassé-croisé existentiel de La femme qui attendait s’articule – on s’y attendait – dans des repères physiques et symboliques rattachés aux grands espaces, au climat. Une barque glisse sur un lac, par exemple, à travers des brouillards glacés, pendant qu’à bord, deux presque amants délaissent quelques-uns des repères qui faisaient leur identité. Ailleurs, une étendue blanche et désolée répondra à cette zone intérieure que le romancier nomme "l’après-vie", une notion qui reviendra quelques fois dans le récit. Voilà des liens avec la nature et les saisons qui interpelleront particulièrement le lecteur québécois. "Le rapport au cosmos n’est pas disparu chez vous, observe Andreï Makine. Vous avez, vous aussi, une nature qui s’oppose à vous. Alors il y a un dialogue qui s’installe. Dans les climats tempérés, la nature se limite à un joli cadre pour des vacances, tandis qu’ici comme en Russie, malgré les villes, les avions et tout ce qui vient avec notre époque, les liens avec la nature demeurent plus sauvages; il y a moins de strates entre la terre et nous que chez les Grecs ou les Français, par exemple, dont les cultures sont établies sur les bases des cultures précédentes", soutient celui qui se dit impressionné, voire inquiété, de constater à quel point la réception de son œuvre varie d’un pays à l’autre. "Le livre est actuellement traduit en italien. Il y a tout de même des choses là-dedans qui vont leur échapper, aux Italiens!"
Est-il toujours aussi facile, pour le Prix Goncourt 1995 et désormais l’un des auteurs les plus célèbres de la francophonie, de replonger dans l’univers en demi-teintes des steppes sibériennes? "C’est le sol même de mon existence, alors c’est toujours présent. Je crois même que tout ça s’est décanté; il n’y a pas eu cette écume des jours qui aurait déferlé, fatalement. En fait, mon souvenir est probablement plus proche des réalités sibériennes d’il y a vingt ou trente ans que les lieux dans leur état actuel. Et de toute façon, pour revenir vraiment quelque part, il faut toujours attendre des siècles. En attendant, il y a la littérature…"
Et des millions de lecteurs heureux.
La femme qui attendait
d’Andreï Makine
Éd. du Seuil
2004, 216 p.