Les Mouches pauvres d’Ésope : La petite fille qui aimait trop
Avec Les Mouches pauvres d’Ésope – titre bien lourd pour un petit bouquin aussi vaporeux -, Émilie Andrewes, 21 ans, signe un roman tellement tonique et vivifiant que pour peu, on la soupçonnerait d’être à l’origine du printemps précoce qui réchauffe, ces jours-ci, nos airs blêmes de ressuscités hivernaux.
Les mouches du conte d’Ésope sont celles qui, attirées par le miel, commencent par s’en délecter, s’y vautrent, puis s’y engluent comme dans des sables mouvants jusqu’à périr, payant de leur vie un contentement bien fugitif. C’est ce récit que fait Bérenne à ses amis Sima et Jörn juste avant de piquer sa fourchette dans le poulet citronné, comme de coutume; un conte d’Ésope livré en hors-d’œuvre au souper entre amis.
Mais "amis" est un terme bien faible, puisque dans les univers d’Émilie Andrewes, les rencontres sont effusives, foudroyantes et fusionnelles, et les connexions grandioses qui s’opèrent entre les personnages sont des incidents festifs et libérateurs déployés sur le mode de l’implosion. Ainsi, Sima, Bérenne et Jörn sont toujours au bord de la combustion et parlent constamment, en toute harmonie, les uns pour les autres: "Il y a si peu de frontières entre nous que tu as agi sur mes pensées. Je baignais d’intentions, tu passas à l’action. (…) Démembrons-nous, débordons de nos limites charnelles!"
Le souper sert de trame à ce roman-dialogue qui ne va pas sans rappeler, par moments, la langue et les inflexions de La petite fille qui aimait trop les allumettes. Autre point commun avec Gaétan Soucy, cette façon volontaire de se laisser prendre et porter par les mots, de jubiler en leur donnant vie, d’aller jusqu’à la digression puisque ceux-ci s’y dirigent, qu’ils sont maîtres et que la romancière est tout ouïe à leur vibration. À travers ce long entretien, les protagonistes s’emparent tour à tour du flambeau de la narration pour faire un bond dans leur passé et nous en révéler des pans, transitions parfois abruptes qui auraient gagné à être un peu plus fluides.
Ici, on pourrait parler de l’histoire en tant que telle, du fait que Galvin, prisonnier à la Brique, manque cruellement aux siens, que son absence torture et bouleverse – c’est peu dire – Bérenne surtout, "la femme de l’homme invisible", et que, continuellement, celle-ci quitte la table pour aller lui écrire des notes pleines de charme et toutes sucrées comme: "Il y a les pieds d’une vache dans le réfrigérateur, tu sais ceux que tu avais achetés pour les mettre en ragoût? Ça fait deux ans qu’ils sont là et je ne peux toujours pas me décider à les jeter. Il y a des petites feuilles vertes qui y poussent. C’est valorisant." On pourrait aussi glisser un mot sur la fuite fatale de Bérenne et Galvin mais ce serait taire ce qui rend unique Les Mouches pauvres: l’hypersensibilité d’une jeune romancière qui, nous dit-on en quatrième de couverture, écrit "pour ne pas tomber amoureuse à tout moment". Les mots d’Émilie Andrewes sont empreints d’une rare sensualité au sens où cette écriture est celle d’une scribe qui sent les choses, les éprouve jusqu’à leur noyau, et la scène où Sima ressent et observe sa première chair de poule n’est qu’une des multiples manifestations de ce don qu’a l’écrivaine de faire jaser les choses secrètes.
Les Mouches pauvres d’Ésope
d’Émilie Andrewes
XYZ éditeur
2004, 98 p.