Paul Auster : La prophétie des encres
Récipiendaire du Grand Prix Metropolis bleu 2004, PAUL AUSTER profite de son passage au Québec pour nous présenter son dernier roman: La Nuit de l’oracle. Partant de ce nouvel envoi, l’auteur de La Trilogie new-yorkaise, L’Invention de la solitude, Moon Palace, Léviathan et de nombreux autres succès littéraires dévoile une part du réel ayant servi de matériau à sa plus récente fiction, s’interroge sur le pouvoir surnaturel des mots et se penche sur le triste sort de l’Amérique. Entretien.
"Je relevais d’une longue maladie. Quand arriva le jour de ma sortie d’hôpital, c’est à peine si je savais encore marcher, à peine si je me rappelais qui j’étais censé être."
De son propre aveu, Paul Auster passe le plus clair de son temps à forger "de belles phrases". Des écrins de syntaxe. Maître de l’orfèvrerie, il lui suffit de deux d’entre elles pour fixer le rythme et le ton de son nouveau roman, La Nuit de l’oracle.
Un livre où l’on retrouve tous les ingrédients de cette alchimie littéraire qui a fait d’Auster l’un des auteurs états-uniens les plus fascinants de sa génération. Dès les premières lignes, on renoue avec sa voix, familière, mais aussi avec le cœur de son univers et l’âme de ses intrigues métaphysiques qui imposent que le temps se dilate. Pour mieux s’y perdre.
Synopsis
Écrivain, Sidney Orr n’en a pas tout à fait terminé avec la maladie lorsqu’il tombe sur un cahier d’écriture qui mettra fin à plusieurs mois d’abstinence. Un cahier d’origine portugaise, déniché au hasard d’une promenade, dans une papeterie tenue par l’énigmatique M.R. Chang, et qui se révélera posséder des propriétés étranges que l’auteur convalescent attribuera, peut-être par superstition, à une sorte d’enchantement. Partant d’une prémisse empruntée à un court épisode du Faucon maltais de Dashiel Hammet, Orr imagine un personnage d’agent littéraire qui, ayant frôlé la mort et y voyant un signe divin, cède à l’impulsion de tout quitter, de prendre le premier vol pour nulle part, et de refaire sa vie. Mais alors même qu’il retrouve le goût de l’écriture, que son imagination reprend vie, Orr est confronté à sa propre existence, à l’influence de son écriture sur son déroulement, et finalement, à la très mince ligne qui sépare le secret légitime de la trahison.
Nous plongeant dans cette sorte de mise en abyme tortueuse où, comme à l’habitude, le réel et la fiction s’enlacent étroitement, Auster renoue avec ses thèmes favoris, soit l’identité, la mémoire, la mort et le hasard, jouant aussi adroitement avec ceux du poids des secrets, du pardon comme ultime geste d’amour et du pouvoir des mots. Un jeu auquel on se laisse prendre, tant en raison de la forme de ce roman gigogne que des questions sans réponse qu’aborde l’auteur.
Depuis son appartement de Brooklyn, Paul Auster confie: "Cela faisait très longtemps que je jonglais avec l’idée d’un cahier magique. C’est une idée que je n’arrivais pas à développer, puis j’ai réussi à commencer ce roman après Tombouctou, vers 1998, pour ensuite me trouver dans une impasse après seulement une vingtaine de pages. Je me suis donc mis à l’écriture du Livre des illusions, qui a demandé trois ans de travail. Alors quand je me suis remis à La Nuit de l’oracle, cela faisait tellement longtemps que ce roman était en moi que je savais presque parfaitement où j’allais."
"Toute cette histoire, enchaîne-t-il, celle qu’écrit le personnage de Sidney Orr [à propos du type qui refait sa vie], a commencé avec Wim Wenders. Il avait lu mes livres dont il disait de très belles choses et, alors que nous étions devenus amis, vers 1990, et que je n’avais encore jamais participé à un film, il m’a proposé d’en écrire un avec lui, partant justement de l’histoire du personnage créé par Hammet. Je n’ai jamais écrit le script, mais j’avais ébauché une sorte de synopsis, puis l’argent sur lequel Wim comptait pour produire le film ne s’est jamais matérialisé, alors le projet est tombé à l’eau. Ça faisait donc 20 ans que j’avais cette histoire en tête, jusqu’à ce que je trouve enfin ce moyen de l’utiliser", rigole-t-il.
Pris au jeu des vases communicants entre le réel et ses fictions, Auster s’amuse aussi d’une autre anecdote qu’il a reconduite dans son dernier roman, alors que Sidney Orr est invité à écrire le scénario d’un remake cinématographique de La Machine à voyager dans le temps: "Je ne peux pas vous donner le nom du réalisateur, mais il avait contacté mon agent car il souhaitait que j’écrive ce même film, raconte-t-il, sauf que, comme dans mon roman, ils ont rejeté le script sous prétexte que c’était trop intellectuel (rires). Disons que toutes ces expériences amusantes se révèlent pour le moins utiles quand j’écris."
Chroniques de l’étrange
Sans quitter l’univers des dispositifs littéraires, des échafaudages invisibles qui permettent la construction de ses romans, Paul Auster plonge avec beaucoup plus de gravité dans l’un des thèmes principaux de La Nuit de l’oracle, soit le pouvoir des mots. De l’écriture comme un acte prophétique.
Un thème que l’on n’abordera pas innocemment, puisque dans ce roman, on évoque l’histoire d’un auteur qui, ayant écrit un poème mettant en scène la mort par noyade d’un enfant quelque temps avant que sa propre fille ne connaisse le même sort, choisit de laisser tomber l’écriture qu’il considère désormais comme trop dangereuse. "C’est une idée qui m’intéresse énormément, très troublante. Cette histoire aussi est vraie, elle s’inspire de celle de Louis-René des Forets, le poète français. Il n’a rien écrit pendant presque 30 ans après que ce fut arrivé. Cette histoire m’avait renversé, bouleversé."
Mais Auster croit-il vraiment que les mots puissent receler une telle puissance mystique? "Je n’en suis pas certain. Certaines fois, peut-être. J’écris un nouveau livre présentement et un des personnages dans ce livre est basé sur une femme que je voyais lorsque j’allais reconduire ma fille à l’école. Elle était très belle et traitait ses enfants avec tellement d’attention et de tendresse, les prenant dans ses bras et les embrassant, que je l’avais surnommée, dans ma tête, la superbe mère parfaite (the beautiful perfect mother). Donc, dans le roman que j’écris présentement, le personnage principal voit une femme comme elle qu’il affuble du même surnom. Et c’est très étrange, car alors que je n’avais pas revu cette femme depuis des années, juste après avoir écrit sur elle, je l’ai croisée dans la rue. Comme si je l’avais fait réapparaître en écrivant… Je ne suis pas convaincu que ce pouvoir des mots existe ou non, mais c’est pour cela que cette idée m’intéresse. Ce qu’il y a de bien avec le roman, c’est que vous pouvez y exposer vos contradictions. Vous pouvez changer d’idée, en montrer tous les côtés", avance-t-il.
Drapeau en berne
Mais les mots connaissent aussi de nombreuses limites. Benjamin Sachs, écrivain fictif créé par Auster pour son roman Léviathan, l’avait compris. Survivant miraculeusement à une chute qui aurait dû lui être fatale – autre signe divin -, il renonce à l’écriture de romans subversifs pour devenir un terroriste de petite envergure, préférant désormais l’action à la réflexion.
Auster y traduisait-il sa propre réflexion face à l’apparente inutilité de son métier? "Oui, c’est plus ou moins le cas pour tous les écrivains, je crois. Mais je pense aussi que les gens ont besoin de voir leur imaginaire stimulé, de se faire raconter des histoires. Lorsqu’on demandait à Samuel Beckett pourquoi il écrivait, il répondait: "Bon qu’à ça." C’est un peu ce que je ressens aussi. Par ailleurs, j’écris parfois des éditoriaux, des textes d’opinion, et il arrive que je m’implique dans une cause à caractère politique. C’est le cas présentement, puisque j’ai écrit une chanson anti-Bush enregistrée par un groupe de Brooklyn appelé One Ring Zero [disponible en ligne à www.oneringzero.com]."
Auster ayant lui-même ouvert la porte à des questions d’ordre politique, on lui rapportera les commentaires pessimistes qu’exposait la musicienne Laurie Anderson dans Voir quant à l’état de déliquescence de l’Amérique et de ses mythes fondateurs. Sans surprise, le New-Yorkais abonde dans le même sens, concluant l’entretien sur une pointe d’humour noir et une anecdote mordante: "J’ai eu une idée: puisque les États-Unis contrôlent le monde entier, on devrait donner la permission à toute la planète de voter pour le prochain président, vous ne croyez pas? Mais plus sérieusement, j’ai reçu hier une lettre provenant d’un petit éditeur qui ne publie que des livres écrits à la main et avec lequel je travaille présentement sur un projet. Dans sa lettre, il dressait la liste de tout ce qui était disparu aux États-Unis et qu’il aimait. Une liste très longue. Mais sa dernière phrase synthétise parfaitement ce que je pense, je la partage donc avec vous, puisque j’exprime le même souhait: I want my old country back! Le problème, c’est que tout ce que nous aimions de notre pays ne cesse de s’éroder, et avec Bush, nous sombrons dans la folie. En fait, l’avenir ne m’a jamais autant effrayé."
La Nuit de l’oracle
De Paul Auster
Traduit de l’américain par Christine Le Bœuf
Éd. Actes Sud / Leméac
2004, 240 p.