La Dérive de l’Éponge : L’ivresse des profondeurs
Pendant qu’à ses côtés, une naine de jardin aux doigts boudinés fouille dans la poubelle, l’homme sensible, l’Éponge, raconte tout bas le récit de sa vie à qui veut l’entendre. Mais presque personne ne semble vouloir écouter les délires et les vérités de Georges dit Giôrgy dit Jojo dit Jo dit l’Éponge, cet être solitaire qui passe son temps dans le métro de Montréal, où il s’est inventé un univers pour le moins schizophrénique. Les personnages qui l’animent portent des noms curieux et ils appartiennent au métro, au règne animal ou au passé nébuleux de ce narrateur aux multiples voix.
"Très tôt il a donc acquis cette propriété d’absorber, de marcher par absorption, c’est-à-dire d’apprendre à avancer en épongeant, lourd de cette eau qui l’écrasait, la tête et le ventre pleins de toute cette cochonnerie qu’on lui faisait avaler jour après jour." C’est à "l’homme douceur" que notre éponge en dévoile le plus. Au milieu des chats morts, des créatures du métro (souvent de simples passagers devenus menaçants dans l’esprit créatif et paranoïaque de Georges), d’une concierge curieuse, d’une voisine chanteuse aux jumelles indiscrètes, trois femmes hantent viscéralement l’imaginaire du fabulateur invétéré: sa mère, sa sœur et sa femme. Si les deux premières semblent évadées de l’asile, sa femme s’est emmurée dans les romans-photos et dans la nostalgie de son village natal en Italie. Elle s’exprime souvent à travers des images fortes, poétiques, qui, bien qu’illustrant une naïveté déconcertante, témoignent du style rigoureux et assez unique de l’auteure.
Il faut savoir que le contrat de lecture est des plus traîtres. Les qualités de conteuse de Monique Le Maner et son style accrocheur qui nous entraîne rapidement au cœur de ce monde étrange mais probable nous font oublier les exigences du récit. Il est aisé de se laisser porter jusqu’au moment où l’on se rend compte qu’on nage en pleine confusion. Les passages d’un narrateur à l’autre, les différentes voix du narrateur, sont efficaces mais demandent au lecteur une disponibilité totale. La matière non plus n’est pas facile à éponger. La fragilité des êtres, le tourbillon des malchances, des névroses, des jalousies et la possibilité constante de sombrer dans pis encore peuvent être rebutants. Mais l’épreuve en vaut la chandelle.
La Dérive de l’Éponge
de Monique Le Maner
Éd. Triptyque, 2004
155 p.