À la hauteur de Grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré : L’amor, l’amour, la mort
À l’orée de ce livre en forme de lamentation amoureuse et perçante, ce constat: "L’amour me possède et je n’ai plus de choix." Puis, comme on entre dans une forêt, on s’engouffre avec la narratrice jusqu’à entendre ce qui se révèle être un cri déchirant, une incantation non pas libératrice mais inévitable, et l’on touche à la fibre vive de ce qui apparaît lorsqu’on aime au point de dépasser le désir et sa combustion: "C’est un état où l’intolérable subit une éclipse et devient coma." De là naît l’écriture d’À la hauteur de Grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré d’Elizabeth Smart.
D’abord publié en 1945 chez un éditeur londonien, puis traduit pour la première fois en français en 1994 chez Flammarion, ce roman nous rejoint par le biais de l’excellente et récente traduction d’Hélène Filion aux Herbes rouges. Un jour, Smart, d’origine canadienne, amie de Diego Rivera et Henri Miller, rédactrice à Vogue, découvre la poésie du Britannique George Barker et devient amoureuse de lui. Elle l’invite, avec sa femme, à venir la rencontrer aux États-Unis et là commence leur histoire de laquelle naîtront, outre un roman, quatre enfants. À la hauteur… est un récit de prose poétique qui déploie cette tragédie d’un amour apparemment impossible et ravageur mais bien vivant. À sa sortie, la mère de Smart, figure contrôlante de la bourgeoisie d’Ottawa, trouvant scandaleux le livre de sa fille, en avait fait interdire la distribution au Canada.
Dès les premières lignes, le lecteur – ici voyeur et confident – comprend qu’il devra laper l’histoire à petites doses car celle-ci est d’une rare densité d’écriture, portée par une voix cristalline modulée dans la profusion exponentielle des sentiments. Voilà pourquoi on est porté à vouloir lire à haute voix, comme si cela allait aider à ne rien perdre du déferlement de mots et d’images, comme si cela pouvait permettre de retenir un peu plus longtemps, entre ses paumes, quelques gouttelettes de ce flot extatique et puissant. "Lorsque je vis une horde de chats se rassembler à proximité d’une gare pour se nourrir d’une tête de poisson jetée sur le bord de la voie ferrée, je me dis que c’était la profusion de mes sentiments qui nourrissait même ces misérables créatures."
Que le lecteur en mal de rebondissements se tourne vers autre chose, car ce récit en spirale, comme une volute de fumée, se suffit à lui-même. C’est l’histoire d’une femme qui se perd dans ce qu’elle voit, à cause de l’amour, devient ce qu’elle regarde, telle une mystique dépossédée d’elle-même mais fatalement enrichie par le fait même d’avoir aboli la frontière entre son intériorité et le monde extérieur: "Je vois ce cerisier, cette herbe verte, j’y fixe mon regard et m’y confonds entièrement", dira-t-elle.
Elizabeth Smart, par le truchement du roman, est devenue son propre personnage d’amoureuse transie, un peu comme si Madame Bovary avait existé et signé elle-même Madame Bovary, sans que Flaubert ne soit mêlé à tout ça.
À la hauteur de Grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré
d’Elizabeth Smart
Éd. Les Herbes rouges
2003, 115 p.