La Planète hyper : Vision mondiale
Refusant de voir un simple support médiatique dans les nouvelles technologies numériques, le philosophe HERVÉ FISCHER postule que celles-ci confrontent actuellement l’homme à des changements aussi importants que ceux apportés par l’âge du feu.
Le titre pourrait annoncer un banal ouvrage sur les effets du numérique dans nos vies quotidiennes, mais ce que nous propose Hervé Fischer dans La Planète hyper, c’est un passionnant essai sur le tournant que l’être humain serait en train de vivre dans le domaine de la pensée. Un tournant qui nous transporte de la "pensée linéaire", qui a marqué le développement de l’homme depuis la Renaissance jusqu’à la fin du 20e siècle, à la "pensée en arabesque", née à l’âge numérique avec le retour du refoulé et de la multisensorialité.
La modernité occidentale s’est construite en s’opposant à l’obscurantisme, dont a été injustement taxé le Moyen Âge, et en s’appuyant sur la triade formée par le réalisme, le rationalisme et l’humanisme, qui fondait le savoir et la science tels que nous les connaissions jusqu’à tout récemment. Or, explique Fischer, l’influence du réalisme matérialiste, rendu possible par l’alphabet phonétique, la lecture linéaire de gauche à droite et l’invention de l’imprimerie, s’estompe progressivement face à la montée des technologies numériques et du multimédia. Ceux-ci favorisent une lecture fragmentée, en "arabesque", grâce entre autres au curseur électronique de la souris, à travers l’infinité des réseaux et des hyperliens interactifs.
Ces derniers, "déjouant notre sens de l’orientation" et nous faisant perdre le fil de nos idées, mais nous ouvrant à de nouveaux rapprochements, marquent également la fin du rationalisme classique qui avait éliminé l’imagination, l’intuition et les émotions de notre démarche cognitive. Au contraire, le postrationalisme réintègre le plaisir de comprendre, considère les facteurs sociaux, culturels et idéologiques et admet que toutes les sciences sont humaines, y compris la physique et la chimie. Le postrationalisme suppose donc l’interactivité du chercheur avec son objet et une "connaissance par liens associatifs".
Hervé Fischer appartient à la génération formée dans les livres puis plongée avec enthousiasme dans le cyberespace; son attitude critique est à la fois celle de la fascination et de la retenue. L’histoire et le livre lui semblent, par exemple, plus nécessaires que jamais: "Paradoxalement, l’invention du numérique nous fait redécouvrir les vertus et le potentiel du livre. Le livre vieillit bien et lentement, alors que les technologies vieillissent vite et mal!" Le danger est celui d’un antihumanisme et d’un nouvel obscurantisme né de l’oblitération de l’histoire: "Pour les nouvelles générations, le passé n’existe plus, le présent s’accélère et le futur les aveugle. Nous vivons dangereusement."
Le livre de Fischer est passionnant parce qu’il nous parle de ce que nous sommes en train de traverser. Il le fait dans un texte élégant et imagé, farci de néologismes, doté d’une tonalité prophétique dont on s’inquiète et s’amuse tour à tour. L’auteur concluant à la fin de l’humanisme au profit d’un hyperhumanisme mondialiste, il est réjouissant de constater qu’il met lui-même l’homme au centre de sa réflexion, s’appuyant sur des domaines fort différents qu’il fréquente en connaisseur: histoire de l’art, de la philosophie, des sciences, de la littérature. En ce sens, il rappellera que les poètes et les peintres surréalistes furent parmi les premiers à nous montrer que le langage ne vient pas seulement de l’esprit pur mais aussi du corps dont les pulsions et les désirs ont été réprimés par l’épaisseur des blouses blanches des scientifiques.
La Planète hyper – De la pensée linéaire à la pensée en arabesque
d’Hervé Fischer
VLB éditeur
2004, 290 p.