Album de finissants : Sweet sixteen
Au début du film Wings of Desire de Wim Wenders, la caméra ondule à la manière d’un fantôme, dans le métro new-yorkais, et s’arrête sur certains passagers absorbés dans leurs pensées. Elle se fixe près d’eux un moment, on les entend réfléchir et rêvasser, on a droit à des bribes de ce que le philosophe américain Charles S. Peirce – et l’un des pères de la sémiotique – nomme "musement", cet état d’une pensée flottante qui converse avec elle-même.
Il est question ici du fameux "stream of consciousness", terme utilisé pour la première fois en 1890 par William James, dans Principles of Psychology. Différent du monologue intérieur, c’est l’état d’une pensée libre déployée sans égard à l’argument logique, insensible à toute forme de séquence narrative ou de linéarité, s’approchant du "Jeu Pur", selon le mot de Peirce. En littérature, Virginia Woolf, James Joyce et William Faulkner ont écrit le musement de leurs personnages, mais Les lauriers sont coupés, d’Édouard Dujardin, est l’œuvre la plus souvent citée à ce sujet.
Ce long détour pour dire qu’avec Album de finissants, Mathieu Arsenault s’installe pile dans cette filiation. Son récit en fragments est un livre parlant, comme si vous mettiez la main sur un album de finissants qui n’est pas le vôtre, tout en ressemblant beaucoup au vôtre, inévitablement, et qu’en le feuilletant, vous entendiez penser les élèves: "À l’action tourne le piton du par cœur et panique deux heures avant n’importe quel test c’est vraiment la joie d’entrer sur la scène d’écrire deux heures de temps une lettre en français coulant pour le ministère de l’éducation sur le clonage ou sur l’immigration pendant qu’il fait beau soleil de faire du bicycle dehors et qu’il fait belle tv de playstation deux à la maison un de ces jeudis je sens que je vais me planter raide à défaut d’autre chose."
Tous les élèves auront voix au chapitre, ce qui en fait une œuvre absolument polyphonique dans laquelle le lecteur – sollicité de façon inhabituelle dans sa traversée du livre – entend le désespoir des élèves, leur fatigue, leur obsession de la moyenne générale, le stress lié aux examens, leur lâcheté, leur lucidité, leurs amours parfois platoniques, leur ennui, leur violence intérieure, la découverte du sexe, etc.
Écrit avec souffle, dans une langue en mouvement, presque dénuée de ponctuation (la majuscule en début de fragment et le point final sont peut-être même de trop, puisque la pensée est ici interceptée dans son roulement), Album de finissants a le défaut de sa qualité, c’est-à-dire qu’à partir de la cinquantième page, le lecteur commence à se demander si l’histoire va évoluer. Rendu à la page 80, il se dit que non, probablement pas, puisqu’il n’y a pas d’histoire, et qu’on a peut-être cette habitude de lecture bien ancrée, d’attendre quelque chose, de vouloir son nanane. Et ce même lecteur, même s’il admet que le récit, dans sa globalité, est en parfaite adéquation avec ses fragments, poursuit sa lecture et se perd de plus en plus souvent, malgré lui, dans son propre musement.
Apparemment, comme le cœur, la pensée aurait ses raisons que la raison ignore.
Album de finissants
de Mathieu Arsenault
Éd. Triptyque
2004, 142 p.