Jean-Christophe Rufin : Futur conditionnel
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Jean-Christophe Rufin : Futur conditionnel

Médecin humaniste devenu écrivain sans frontières, essayiste dérangeant et romancier goncourisé, JEAN-CHRISTOPHE RUFIN surprend ses lecteurs avec Globalia, une fable futuriste qui emprunte ses matériaux à une époque près de chez  nous.

Exit l’apothicaire Jean-Baptiste Poncet, la Russie du tsar Pierre 1er ou le Brésil du XVIe siècle et ses cannibales. Pour son cinquième roman, Jean-Christophe Rufin a préféré regarder devant que derrière. Non pas que les voies précédentes se soient révélées décevantes, loin s’en faut – peu d’écrivains ont été catapultés si haut dans le ciel des lettres et bardés d’autant de prix en quelques livres à peine -, mais l’essayiste en lui, le penseur inquiet de son époque, est intervenu comme jamais dans le processus de la fiction.

Malgré toutes ses composantes romanesques, Globalia est donc celui des romans de Rufin qui est le plus près de l’essai. "Longtemps, ma façon d’aborder les deux genres est demeurée scindée en deux courants distincts, observe l’écrivain. Cette fois-ci, en effet, j’ai tenté de faire confluer les deux. Il faut dire que pendant l’écriture de mes romans précédents, il m’est arrivé d’avoir envie de parler du présent ou de l’avenir, mais l’histoire me maintenait dans une autre époque."

Jean-Christophe Rufin s’est permis un saut de plusieurs siècles, situant l’histoire dans un temps volontairement non précisé mais assurément loin dans le futur. Une transition aisée? "Non, pas du tout. L’écriture de Globalia m’a d’abord donné un certain sentiment de solitude, parce que, contrairement à la préparation d’un livre qui se déroule au XVIIIe siècle, on n’a pas ici de sources à consulter, de monuments à visiter… Dans ce cas-ci, je devais fixer moi-même les règles du jeu. Moi qui raisonne toujours de manière très visuelle, j’étais par exemple habité d’images quant à ce que pourraient être les paysages futuristes, mais tout ça était désordonné; je devais inventer des liens à travers cette matière brute."

Liberté provisoire
Si l’histoire nous incite à une critique aiguisée de notre monde globalisant, si les préoccupations de l’auteur de La Dictature libérale (1994) pointent çà et là, Globalia n’en est pas pour autant plus aride que les Sauver Ispahan ou Rouge Brésil (Goncourt 2001). Au cœur de cet ultime aboutissement mondialiste, où le cancer se soigne comme un mauvais rhume et où les gens, grâce à une chirurgie plastique entrée dans les habitudes hygiéniques, vivent quelques centaines d’années dans les apparences caricaturales d’un nirvana social, se trame toute une intrigue. Un suspense décidément original articulé autour d’une histoire d’amour touchante, celle de Kate, jeune rebelle dans un monde qui ne supporte guère la rébellion, et Baïkal, un ténébreux qui rappelle le protagoniste de 1984. Prenant conscience de son aliénation, Baïkal fera tout pour s’extraire de Globalia, ce réseau de cités "sécurisées", protégées par de colossales verrières. Mais est-ce bien la liberté qui l’attend dehors?
Tout au long de cette brique de 500 pages, durant laquelle on pense bien évidemment à George Orwell ou Aldous Huxley, il y a beaucoup de chair autour de l’os et si thèse il y a, elle n’éclipse jamais le formidable don du conteur. La SF serait-elle donc le meilleur moyen de faire réfléchir un vaste lectorat aux dérives possibles de la mondialisation? "Tout à fait, à condition de ne pas l’appeler SF! Si on met cette estampille, on enferme le livre dans un genre qui le coupe de tout un public. Bien entendu, il y a dans les littératures de genre des bouquins étonnamment visionnaires – le 11 septembre, par exemple, avait été écrit, à peu de choses près, par certains auteurs. Moi, j’ai préféré l’appellation "roman", tout simplement, un roman quelque peu d’anticipation, oui, mais j’en refuse depuis le début l’étiquette, dans la mesure où il n’y a pas ici toute une fiction technologique qui se veut nécessairement crédible. C’est quelque chose que j’aime lire, pourtant, mais en même temps, j’étais conscient que c’est ce volet qui vieillit le moins bien dans un livre de SF. Pour moi, c’est la fiction politique ou sociale qui est la plus intéressante, et non pas de savoir si les gens auront un jour les oreilles en forme d’antennes…"

Ainsi, on ne s’étonnera pas du ton ludique traversant le livre, ton que Jean-Christophe Rufin situe lui-même quelque part entre Orwell et Boris Vian. "J’ai puisé dans L’Écume des jours, par exemple, un esprit un peu poétique pour décrire les cités, puis les frontières entre Globalia et le reste du territoire." De fait, la délimitation physique entre les villes sous cloches et ce que l’écrivain nomme les "non-zones", lieux désolés peuplés de tous les exclus du bonheur globalien, est avant tout d’ordre métaphorique.

Livre de passions, d’aventures et de retournements de situations à la Rufin, Globalia parvient aussi à montrer ce qui fait la pauvreté, bien souvent, de notre ciment social et les problèmes insoupçonnés auxquels peuvent conduire les plus purs des idéaux sociaux. Sans doute faut-il parfois savoir arrêter le progrès…

Globalia
de Jean-Christophe Rufin
Éd. Gallimard
2004, 496 p.

Globalia
Globalia
Jean-Christophe Rufin