Cadeau d’adieu : Le cour est un muscle involontaire
Le matin du 12 décembre 2000, dans sa maison d’une bourgade canadienne un peu frileuse, un Canadien d’origine serbe reçoit des mains du facteur un colis, une boîte en renfermant une autre qui, elle, contient non pas comme à l’habitude des poudres d’argile pour sa femme céramiste, mais plutôt les cendres d’un frère aimé. Douze ans plus tôt, ce dernier, un surdoué survolté, est disparu en courant vers la ville, un oiseau mort appuyé sur le cœur, suivant la trace d’un chien errant. On ne revit plus ce déserteur magnifique.
Tout comme son personnage, l’écrivain et professeur de mathématiques à l’Université du Nouveau-Brunswick Vladimir Tasic est originaire de l’ex-Yougoslavie. Là s’arrête la comparaison puisqu’il n’a pas de frère. Cadeau d’adieu, écrit en serbe avant qu’il ne parvienne jusqu’à nous via une traduction réussie, finaliste au plus prestigieux prix littéraire de Serbie, est son premier roman, mais pas sa première publication puisque les mathématiciens de Londres, de Buenos Aires et de New York lisent régulièrement dans leurs bulletins des textes signés Tasic, des essais qui portent des titres comme Une lecture mathématique de la pensée postmoderne.
Le narrateur est un trentenaire à la fois tendre et flegmatique qui bosse comme "conseiller technique supérieur" dans une entreprise vouée à l’élaboration de programmes pour les étudiants de médecine, une occupation à laquelle s’ajoutent des cours de création littéraire par correspondance desquels il se fait inévitablement jeter pour cause "d’envolées lyriques qui ne riment à rien". L’annonce de la mort de son frère, dont il n’avait plus de nouvelles depuis son évasion vers la ville de Novi Sad, fait remonter en lui une multitude de souvenirs, des impressions et des faits, des anecdotes métamorphosées, au fil d’une écriture leste et généreuse, en portrait, voire en éloge, de cet être extraordinaire qu’il compare au puma. S’amorce alors un dialogue fantôme avec celui dont il a souvenance, ramené à lui sous la forme d’une fine poudre grise.
Personnage flamboyant et baveux dont la pensée surexcitée le conduit autant à la philosophie qu’au football ("la philosophie, […] c’est comme le football sauf qu’on y marque jamais de but", dira-t-il), passionné des grands mythes, de musique, de filles et de ping-pong, patenteux chevronné capable de transformer une cuisinière en tourne-disque pour écouter The Clash sur cet objet baptisé "cuisinièrophone", ce frère est au centre de l’œuvre, est prétexte à l’œuvre. C’est son regard sur le monde, cette façon de l’interpréter et le souvenir de sa sensibilité qui fascinent tant le narrateur. Par exemple, un jour, afin de lui expliquer la différence entre temps et durée, le frère s’était référé à une scène apparemment anodine observée un soir, du balcon de chez leurs parents: un Chinois qui tombait lentement de son vélo en souriant. Conscient des pièges de l’exercice, le narrateur – et, par extension, l’auteur – ne tombe jamais dans les excès de sensiblerie, ramenant le personnel à l’universel par une métaphysique qui est la sienne, distant mais chaleureux, pince-sans-rire mais touché, et touchant.
Cadeau d’adieu
de Vladimir Tasic
Éd. Les Allusifs
137 p.