Éva Bouchard: la légende de Maria Chapdelaine : Femme modèle
Au printemps de 1912, un voyageur anormalement civilisé fait halte à Péribonka, petit village situé au confluent de la rivière du même nom et du lac Saint-Jean. Cette espèce de survenant, Français de surcroît, n’est nul autre que Louis Hémon, journaliste fasciné par les mœurs des défricheurs et ayant décidé de se fixer dans la région pour y puiser l’inspiration d’un éventuel roman.
Avant de partir quelques mois plus tard pour l’Ontario, où il mourra frappé par un train, Hémon se fait engager à la ferme de Samuel Bédard et laissera le souvenir d’un travailleur maladroit mais discret, dévoué à ses hôtes. Lors d’une veillée, il fait la connaissance de la sœur cadette de Mme Bédard, Éva Bouchard, une jolie maîtresse d’école qu’entoure un cercle de prétendants assidus. Le même soir, Hémon se fait raconter l’histoire tragique d’un coureur des bois mort en forêt l’hiver précédent, récit qui semble troubler la jeune Éva… Il tient enfin le sujet de son livre.
C’est avec un brin de scepticisme qu’on entre dans le roman biographique Éva Bouchard, la légende de Maria Chapdelaine. Cette femme que Louis Hémon connut très peu mais qui servit apparemment de modèle à son héroïne mérite-t-elle vraiment l’impressionnant volume de près de 600 pages qui lui est consacré? Puis, l’air de rien, on se retrouve vite captivé par les diverses polémiques entourant le personnage qu’a retracées Marcelle Racine durant de nombreuses années de recherches. Car Maria Chapdelaine a beau avoir inscrit Péribonka sur la carte du monde, ses villageois sont loin de s’entendre lorsqu’il est question de ce livre (que la plupart n’ont pas lu), écartelés entre leur sentiment de fierté et une vague impression de trahison. Cet étranger qui les observait avec un peu trop d’insistance, qui prenait fréquemment des notes dans un calepin et qui s’enfermait pour écrire sa soi-disant correspondance n’était-il pas finalement un espion désirant se moquer des colons en peignant leur style de vie?
Quant à Éva Bouchard, qu’a-t-elle en commun avec Maria Chapdelaine? Les différences entre l’institutrice et le personnage de fiction sont nombreuses, à commencer par les brillantes études qu’a faites Éva, tandis que Maria est analphabète. Ce qui n’empêche pas les journalistes et les curieux qui veulent rencontrer le modèle vivant d’envahir la région. Pour les fuir, Éva quitte Péribonka et choisit l’école d’un village éloigné, fait un bref séjour chez les sœurs et devient la secrétaire d’un évêque. Revenue plusieurs années plus tard auprès de sa famille, la vieille fille hérite de la maison habitée par Louis Hémon durant son séjour à Péribonka. Elle la transformera en petit musée consacré à l’écrivain et aux défricheurs du coin.
Malgré des dialogues qui auraient eu avantage à être resserrés, le livre de Marcelle Racine parvient à rendre compte du parcours fascinant d’une femme dont la liberté, à son époque, ne pouvait passer que par l’éducation, le sens des affaires et l’absence de mari. Grâce aux divers documents d’archives reproduits et à la technique des récits croisés, le lecteur suit la vie d’Éva Bouchard en parallèle avec la carrière mouvementée du roman qu’elle a inspiré, ses diverses éditions et sa réception critique et publique dans des lieux aussi différents que Péribonka, Paris et Montréal. Un retour nécessaire et rempli de découvertes sur un événement marquant de notre histoire littéraire.
Éva Bouchard: la légende de Maria Chapdelaine
de Marcelle Racine
VLB éditeur
2004, 576 p.