La Ligne du métis : Ligne de vie
Dans une ville jamais nommée d’Amérique latine, Francisco Bombal se rend chaque jour au vingtième étage de la tour de béton où se trouve son bureau. Pendant toute la journée, dans cette "alvéole sécuritaire", il procède à une méticuleuse opération de classement et d’appréciation des mots, un travail en apparence mécanique mais qui dissimule une secrète ambition: "Mon plus ardent désir serait de transformer quelques verbes, quelques substantifs, quelques adjectifs qui pourraient modifier l’idée qu’on se fait de mon pays, de mon peuple, de mon histoire."
Francisco Bombal se questionne également sur l’envers des mots, sur leur face cachée et sur ces nouveaux mots que dans son propre jargon il appelle les "antimots". C’est pour cela que, le soir venu, lorsque les autres fonctionnaires ont quitté la tour, il entreprend d’en explorer les profondeurs jusqu’au vingtième sous-sol, dans un va-et-vient d’ascenseur, fouillant dans "les mots que la société a mis de côté", dans les antonymes, les contresens, les palindromes, rêvant de découvrir l’antimot tant convoité, cette "réponse à la langueur, au mal de vivre".
Avec La Ligne du métis, Laurent Dubé propose une œuvre subtile et d’une grande intensité, consacrée à ces origines dont la quête aboutit à une meilleure connaissance de soi, à une force intérieure qui rend l’amour de l’autre enfin possible. C’est d’ailleurs durant l’une de ses visites nocturnes dans l’anti-tour que le héros trouve un billet attirant son attention et portant les simples mots "Rappeler la direction". Un billet volontairement placé sur son chemin par Amalia, la serveuse du casse-croûte du rez-de-chaussée, qui ne se lasse pas d’entendre Francisco lui raconter ses recherches.
Après la douloureuse disparition de son fils et grâce à l’amour d’Amalia, Francisco se lance dans une entreprise s’inspirant d’un traité de Virgile sur l’art de disposer les mots en ligne droite. Après avoir passé la moitié de sa vie à les accumuler, il se fait dorénavant "aligneur de mots", des mots qu’il protège des intempéries grâce à des tablettes de verre et dont il trace une ligne partant de la montagne où vivaient ses ancêtres araucans, en passant par la plaine, la ville et la plage, pour finalement aller se perdre dans la mer. Cette ligne, qui contourne uniquement le cimetière "pour ne pas violer le royaume des anciens", sera l’occasion de nombreuses rencontres: paysans superstitieux craignant que la ligne leur porte malheur, hommes religieux et politiques tentant d’en tirer profit, vieillards cherchant un mot perdu jadis.
Flirtant avec le réalisme magique, Laurent Dubé crée un univers à la fois crédible, poétique et envoûtant auquel le lecteur adhère. La signification de son très beau titre se révèle graduellement lorsque, la ligne achevée, le héros apprend la vérité sur ses origines et que, sa fierté indienne profanée, il accepte de n’être qu’un petit-fils de conquistador, un "métis comme tout le monde". À la verticalité des balades en ascenseur de la première partie et à la ligne horizontale de la deuxième succède ainsi un lignage fait de multiples appartenances, qui n’est pas nécessairement celui des mondialistes du village global, mais qui s’assume et s’approprie son histoire, acceptant modestement de conclure: "Chacun a sa ligne à faire, qui est essentielle pour soi et sans valeur pour les autres."
La Ligne du métis
de Laurent Dubé
Éd. du Septentrion
2004, 229 p.