George Sand, femme-siècle : Féminin pluriel
On célèbre, cette année, le bicentenaire de la naissance de l’écrivain George Sand, né Aurore Dupin le 1er juillet 1804 dans un appartement modeste à Paris alors que son père jouait du violon dans la pièce voisine. Cet anniversaire m’a menée à visiter, fréquenter et redécouvrir la pensée et l’œuvre – colossale – de cette géante. Il m’a fallu pour cela aller au-delà des clichés, images et mythes qui parasitent l’idée que l’on se fait de George Sand, son souvenir. Faites le test vous-même: prononcez son nom autour d’une table, et l’on vous répondra inévitablement quelque chose du genre: "Ouais, elle s’habillait en homme, portait une redingote et fumait le cigare." Au mieux il sera question de ses amants célèbres et de ses romans dits "champêtres" et "idéalistes", de sa correspondance avec Flaubert… Mais que s’est-il donc passé pour qu’un écrivain aussi présent à son siècle, pour que Sand, qui tendit un miroir à l’Histoire tout en la marquant, pour que cette artiste à la pensée pleine et audacieuse en soit réduite à ses habits qui, on le sait, ne font pas le moine, pour qu’on en soit, encore aujourd’hui, à la juger au rayonnement de ceux qui passèrent dans son lit, un peu comme on le fait, d’ailleurs, avec d’autres esprits forts et indépendants tels Lou Andreas-Salomé et Frida Kahlo? N’entendez-vous pas George Sand s’agiter dans sa tombe?
Mettre ses culottes
Finissons-en tout de suite avec le port du pantalon, car si George s’en habillait, ce n’était pas tant pour que 200 ans plus tard on en jase encore. Avez-vous déjà essayé de monter à cheval vêtu d’une jupe? Et puis dans ses fonctions de journaliste, Sand couvrait parfois les procès au palais de justice, où les femmes n’étaient pas admises à l’époque, pas plus qu’au parterre des théâtres où elle aimait à se rendre; d’où la culotte, le haut-de-forme et la canne.
Va pour la guenille, car il y a l’œuvre, considérable: ses nombreux romans, ses pamphlets politiques autour des manifestations de 1848 et autres articles sympathiques à la cause du peuple (scandaleuse aux yeux de plusieurs, elle devient menaçante), sa volumineuse correspondance (Sand aurait écrit au-delà de 40 000 lettres), son autobiographie, Histoire de ma vie, la première signée de main de femme, son théâtre, vibrant reflet des discussions qui agitent le 19e siècle, et ses légendes rustiques inspirées des contes du Berry où elle a sa maison, qui fixent la tradition orale en cette période de grands changements. Bref, la poésie est le seul genre que Sand n’ait pas investi, et encore, elle commit bien quelques poèmes à une époque.
Entre minuit et l’aube, dans sa jolie demeure de Nohant, Sand disparaît dans ses appartements pour écrire, dans un grand geste généreux et fluide, ce qui, bien sûr, la rend louche, car comme pour Simenon, on jugea qu’elle écrivait trop et trop vite. N’est-ce pas Alfred de Musset qui se plaint ainsi: "J’ai travaillé toute la journée, et le soir j’ai fait dix vers et bu une bouteille d’eau-de-vie, elle a bu un litre de lait et écrit un demi-volume." Suspecte est la boulimie créatrice.
Les belles androgynes
Si l’on cherche une contemporaine à George Sand, on regardera du côté de chez Colette, morte il y a 50 ans. On peut affirmer sans duper personne que ces deux écrivains-là ont attrapé leur vie par les couilles, et leur trouver maintes autres ressemblances: toutes deux ont, via leurs écrits, abordé la question du désir féminin sans pour autant démoniser les hommes; conscientes et très à l’aise dans leur peau d’androgynes, elles refusaient d’être des femmes virilisées; mais surtout, et en cela elles en ont choqué quelques-unes, elles se voulaient artistes sans que la question du mode féminin ne soit évoquée. Aurore n’est-elle pas allée jusqu’à se rebaptiser George?
"George Sand m’irrite. (…) Elle affiche pour tous ses amants des sentiments "maternels"; couchant avec Pagello [le médecin qui soigna Musset lorsqu’il fut malade à Venise], elle prétend qu’ensemble ils aimeront Musset comme "leur enfant". La maternité n’est pourtant pas son fort, elle s’est fait détester par sa fille." Une "bitcherie" sentie signée Simone de Beauvoir qui, comme plusieurs féministes, eut du mal à comprendre pourquoi Sand ne s’associait pas à la cause. Mais la cause qui l’intéressait englobait aussi les hommes, c’était celle du peuple, et bien qu’elle fît beaucoup pour voir évoluer les droits des femmes, ne serait-ce qu’en étant ce qu’elle fut, c’est l’humain, en premier lieu, qui la préoccupait.
Accusée tour à tour d’être trop ou pas assez féministe, Sand, par son œuvre et sa vie, a soulevé un paradoxe qui pèse encore, quelque 200 ans plus tard, un peu trop lourd sur les épaules des romancières, soit l’envie de faire vivre des personnages féminins qui se tiennent en échappant à l’étiquette "livre de femme".
On peut rêver l’artiste hermaphrodite.