Fictions domestiques: la maison dans tous ses états : Péril en la demeure
Serions-nous davantage habités par notre foyer que celui-ci l’est par nous? C’est l’ultime question que pose Isabelle Décarie dans Fictions domestiques: la maison dans tous ses états, un brillant essai consacré au surinvestissement par l’être humain de son espace privé. Du plaisir narcissique que nous procure la réussite de notre décor au goût fétichiste pour la cuisine, le jardinage et le ménage, qui permet de lutter contre le vide de nos existences, l’auteure interroge le rapport que nous entretenons avec notre intérieur, s’intégrant dans son discours critique au moyen de divertissantes séquences narratives. Insérés dans le texte et liés au fait domestique, ces courts récits d’expériences personnelles vont de l’achat honteux et assumé du magazine Good Housekeeping au souvenir de l’adolescente qui inspectait minutieusement l’intérieur des voisins où elle allait garder les enfants, profanant l’intimité de l’autre.
Rappelant que la littérature moderne a commencé dans une chambre à coucher, celle du narrateur d’À la recherche du temps perdu, Décarie note que l’action de nombreux récits contemporains se déroule dans des lieux clos, intérieurs, marqués par la routine de gestes familiers et rassurants auxquels le lecteur peut aisément s’identifier. "À l’opposé d’une certaine recherche de l’absolu qui a déjà caractérisé un des grands axes de la littérature, nous serions donc en quête, à travers nos lectures contemplatives, d’un plaisir bas de gamme, indolore, facile à obtenir. Les épopées, les récits de transformation et d’éducation intellectuelle ont été remplacés par des histoires mineures où les protagonistes passent l’aspirateur et arrosent les plantes."
Lieu de protection contre l’extérieur, de la rétention du passé et des êtres aimés, preuve de notre existence, la maison n’en est pas moins le lieu de naissance de notre folie, comme en témoigne la même littérature moderne. Ce n’est donc pas pour rien, suggère Décarie, que les films d’épouvante ont souvent lieu dans des espaces fermés, isolés et familiers où le refoulé enfoui risque de refaire surface à tout moment. "Et si ce contre quoi l’on se protégeait était enfermé avec soi dans le logis? sécrété par soi-même? […] Une fois les portes barricadées, les volets tirés, les fenêtres verrouillées, la menace se fait toujours entendre de l’intérieur: on est tombé dans le piège qui se referme sur nous. Maître en la demeure? Pas vraiment." Nous serions ainsi, en fin de compte, le plus inquiétant fantôme à hanter notre propre maison.
Fictions domestiques: la maison dans tous ses états
d’Isabelle Décarie
Éd. Trait d’union
2004, 115 p.