The Great Antonio et autres contes de cirque : Mots périlleux
S’il est question de cirque, dans The Great Antonio et autres contes de cirque, c’est de celui des humains, du spectacle de vies d’hommes et de femmes qui seraient devenus acrobates par la force des choses, qui auraient appris ces voltes et jongleries, au figuré, pour traverser l’existence et passer parmi leurs semblables en détournant l’attention de cette brisure logée à l’intérieur d’eux et qui semble les avoir cassés, mais pas complètement. Le Grand Antonio serait l’homme fort du cirque. Il ouvrirait la représentation comme il ouvre le livre d’André Trottier, un joli bouquet de textes courts qui tendent vers la "folie ordinaire chère à Bukowski", nous annonce l’éditeur en quatrième de couverture.
Mais bien plus qu’à Buk, c’est à Raymond Carver et à Luc Larochelle que l’on pense parfois en lisant Trottier. Au premier, l’un des meilleurs nouvellistes américains, puisque l’on rencontre des personnages qui pourraient basculer vers un univers clos dont ils seraient les seuls à pouvoir interpréter les signes – que d’aucuns nomment "folie" – mais qui parviennent tant bien que mal à circuler sur ce fil ténu en se gardant de tomber. On sent bien qu’ils reviennent de loin, mais justement, ils en sont revenus, comme dans Les Chiens de Paolo, par exemple, un très beau conte qui met en scène un dresseur de chiens ancien détenu, un personnage d’une justesse remarquable. Trottier, qui sait faire naître un récit solide, aurait d’ailleurs intérêt à ne plus résister à cette attirance pour le déploiement narratif. Ses meilleurs textes, les plus longs (Huncke, Un goéland dans le ciel d’avril, Les Collectionneurs), ont le glacis de la nouvelle.
On pense à Luc Larochelle (Ada regardait vers nulle part, Les Herbes rouges, 2000; Amours et autres détours, Triptyque, 2002), puisqu’il y a aussi, chez cet auteur, des contes brefs, qui tiennent en une page; on cligne des yeux et puis voilà. Dans Ryan, un personnage fragilisé parle au narrateur "de très courtes histoires – short stories, pour reprendre le terme anglais -, des récits un peu bizarres qu’il concoct[e]. Des personnages saisis en séquences plus ou moins brèves, à peine esquissés, et qui viv[ent] leur vie de personnage comme ils le [peuvent]". Voilà une forme que Larochelle a largement investie, mais là cesse toute comparaison puisque, contrairement à la sienne, la plume de Trottier colle au "réel", à ce qui est observé – finement d’ailleurs -, et c’est là que naît la poésie, bien plus que dans le travail d’écriture. La langue est juste et nue, sans grands emportements, limpide et sage, elle vient mettre de l’ordre là où il n’y en avait pas. Mais dans quelques-uns de ces courts récits, la magie n’opère pas et cela rend le recueil inégal.
Auquel s’ajoute un détail agaçant: l’auteur a coiffé chacun de ses textes d’une citation, à un point tel qu’on pourrait les ôter, les glisser dans un sac, et s’amuser à les piger au hasard et à tenter de les associer au texte qu’elles épigraphient. André Trottier a lu, cela ne fait aucun doute, et point besoin d’ainsi tartiner ses contes, qui s’éclairent de leur propre lumière, sans que l’aura de Shakespeare, de Kundera ou de Proust ne soit essentielle. Certains exergues donnent une belle tonalité à ce qui vient, mais ailleurs, on sent que c’est devenu un automatisme.
L’instinct d’écriture est là, l’auteur n’a qu’à se faire confiance et alors il deviendra "rusé comme l’animal qui a faim" (Barrico).
The Great Antonio et autres contes de cirque
d’André Trottier
Lanctôt éditeur
2004, 119 p.