Nelly Arcan : Peine capitale
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Nelly Arcan : Peine capitale

La comète qui a dévoré le firmament littéraire en 2001 effectue un nouveau passage en librairie. Avec Folle, NELLY ARCAN prolonge l’inimitable geste de son écriture et décape un nouveau pan de la réalité humaine, celui de l’amour fou et des mensonges dont il couvre mal les bruits.

Nelly Arcan n’existe pas. On a beau avoir ébloui ou choqué le Tout-Paris, avoir crié leurs quatre vérités aux hommes en quelque douze langues et 80 000 exemplaires, avoir été présentée comme la championne d’une certaine littérature exhibitionniste, on a beau avoir relégué au rang de bouquins pâlots le restant des nouveautés de l’automne 2001, on n’en appartient pas moins au champ des hypothèses. Nelly Arcan n’existe pas et c’est très bien ainsi. Sans doute vaut-il mieux revêtir le scaphandre du pseudonyme pour approcher d’aussi près des vérités aussi crues.

Héritier de Putain, Folle dissèque les lois de la séduction, l’aliénation par l’image, l’omniprésence de la porno sur le Net. Mais c’est avant tout le cri d’une femme seule et suicidaire qui retentit, une femme abandonnée qui subit un avortement au beau milieu de la névrose; c’est le chant du cygne d’un être ultra-lucide et désespéré qui entend ne pas passer le cap de ses 30 ans. Un personnage qui s’appelle, tiens donc, Nelly Arcan, mais dont les fièvres contrastent fort avec l’auteure et ses mouvements froids, quasi chirurgicaux. "Quand j’écris, soutient la Nelly Arcan rencontrée en entrevue, je suis dans un état de grande neutralité. Je ne suis pas affectée par ce que j’écris. Je suis facilement affectée par la vie, les choses qui m’arrivent, mais dans l’écriture, il y a une grande distance qui s’installe. Je travaille énormément le rythme, les phrases, pour que le tout soit fluide. Je veux d’abord servir le sens du texte, et non pas la vérité, une vérité qui serait personnelle. Pour demeurer dans l’écriture, il faut décoller le nez de son bobo."

Mise en échec
On se souvient de l’obsédant défilé des clients dans la vie d’une prostituée, Cynthia, dont la rage prenait au fil des pages de Putain des accents de litanie, où se trouvaient pourfendus les diktats du commerce sexuel et les exigences qu’adressent de par le monde les hommes aux femmes et à leur corps. Ici, l’écriture se fait plus narrative. "Je ne voulais surtout pas recommencer le premier, puis de toute façon, mon sujet m’emmenait moins vers une forme de mélopée, moins vers ces très longues phrases basées sur la répétition. Cette fois, je souhaitais vraiment raconter une histoire."

Folle est bel et bien une histoire, ce qui n’en fait pas pour autant un livre confortable. Il confronte chacun à sa peur d’être délaissé, à sa peur de vieillir, à sa peur de s’enliser dans les marges du destin. Il dit avec fulgurance tout ce que l’on s’entête à taire au quotidien. "Je compare parfois mon écriture aux photos sur les paquets de cigarettes: je veux montrer ce qu’on n’est pas censé voir… C’est comme aller dans l’infiniment petit de la vie psychique. Je fouille une intimité, ce qu’il y a de plus personnel chez un être, pour ensuite essayer, par le travail d’écriture, de rejoindre l’universel."

Folle recouvre toutes les zones ouvertes à la folie. La narratrice est tour à tour folle d’amour, de rage, de désespoir devant le monde et ses contradictions. "Folle paranoïaque aussi, ajoute Nelly Arcan. Il y a quelque chose de parano dans cette écriture, à vouloir à tout prix toucher la vérité, à continuellement contredire les apparences, à vouloir démasquer l’autre tout le temps pour le mettre en échec."

Science de la fiction
Il doit être dans la nature humaine de prêter véracité, pour peu que le jeu soit excitant, à ce qui appartient pourtant à la fiction. Les récits ne sont-ils pas nombreux de comédiens insultés dans la rue pour avoir incarné un salaud à l’écran? Quant aux écrivains, on en fait des bêtes aux moeurs déréglées sitôt qu’ils intègrent dans une autofiction des comportements jugés atypiques. Parlez-en à Maxime-Olivier Moutier et autres douaniers hallucinés contrôlant volontairement peu la frontière entre fiction et réalité. Les plus critiques parleront carrément d’un argument de vente, comme on fait la promo d’un film en estampillant "d’après une histoire vraie" sur la bobine. "On a déjà dit que je cultivais une forme d’ambiguïté entre le vrai et l’inventé, déplore Nelly Arcan. Je suis pourtant assez claire sur le sujet: j’utilise un matériau autobiographique, oui, mais que je transforme. Ce n’est pas une mise à plat de mon expérience, c’est une transformation dans laquelle entre une grande part de fiction. Tous les traits que j’emprunte aux gens, ils sont absolutisés. C’est comme si je prenais la partie pour le tout."

En entrevue, Nelly Arcan dédouane longuement Nelly Arcan, comme pour prévenir les dérives d’interprétation: "J’ai justement choisi un pseudonyme pour marquer la distance entre moi et ce personnage que j’ai créé. Cette Nelly Arcan est un double de moi-même." Un double baptisé à la dernière minute, d’ailleurs, peu avant le lancement de Putain… "J’ai tellement bien fait!"

Même distance entre l’amant français, dont on sait qu’il est issu du réel, et le personnage auquel est adressée la lettre. "Il devient une sorte de fantôme, de monstre intérieur auquel parle Nelly Arcan. J’ai toujours l’impression, quand j’écris, de m’adresser à une créature qui est là, en moi", explique celle qui dit avoir tenté d’écrire à la troisième personne, en vain. "J’ai essayé, c’est vrai, pour me rendre compte que, pour l’instant du moins, ce qui m’inspire, c’est la première personne. Et je n’aime pas aller contre mon inspiration. Si j’ai tenté l’expérience, c’est plutôt pour répondre à une demande extérieure, pour prouver que j’en étais capable. Mais ma façon d’écrire n’a pas à être dictée de l’extérieur."

La vérité si je mens
L’alchimie opère aussi dans les leitmotivs qui viennent charpenter le récit. Les tarots d’une tante, par exemple, dans lesquels cette dernière n’arrive pas à percevoir le destin de sa nièce, ce qui va renforcer chez elle une impression de marcher à côté du destin. "J’écris toujours dans le sentiment de n’avoir aucune valeur, et n’avoir aucune valeur, ça veut dire avoir peur de se faire remplacer par les autres filles, par les filles que le chum va voir sur Internet." Puis il y a la passion du père du chum en question pour les étoiles. "Tout ça renvoie aux deux grands axes de l’histoire, c’est à dire le destin et l’astronomie. Ce qu’il y a de plus sublime, d’asexué, qui s’oppose à la sexualité. Si le cosmos nous renvoie à notre petitesse, la pornographie nous donne l’illusion de la puissance. Mes personnages principaux, la plupart du temps, ne sont que dans le plaisir, la jouissance, très bas sur terre en fait…"

Nelly Arcan donnera-t-elle un jour dans la fiction pure? "Je n’en suis pas encore à m’aventurer en dehors de l’autofiction, mais je vais certainement y arriver. Cela dit, je ne le ferai jamais parce qu’on aimerait que je le fasse autour de moi."

Nelly Arcan n’existe pas et c’est très bien ainsi, sans quoi elle n’aurait signé que deux livres en tout et pour tout. Folle en effet se termine à la veille de ses 30 ans, date programmée de sa mort. On espère donc de plein droit d’autres de ces histoires où la douleur s’accouple à la beauté, où la vérité n’est pas une porte fermée à double tour. Des histoires qui, elles, existeront très longtemps et très fort en nous.

Folle
de Nelly Arcan
Éd. du Seuil
2004, 206 p.

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Folle
"Devenant son propre personnage, Nelly Arcan écrit une lettre à l’homme qui l’a quittée. Histoire de conquête et d’abandon, de désir et d’humiliation entre une jeune femme québécoise et son amant français", peut-on lire en quatrième de couverture de Folle, qui paraît ces jours-ci aux Éditions du Seuil. L’invitation est lancée à tous ceux qu’a entraînés dans son impitoyable et magnifique chant noir Putain, premier récit qui a métamorphosé en star la jeune auteure originaire des Cantons de l’Est. Ceux-là retrouveront la même voix, sous de nouvelles inflexions cependant, une voix qui s’enroule autour de son sujet plus promptement, dans des phrases plus directes, mais une voix dont on reconnaît aisément le discours spiralé, impudique et pudique à la fois, qui peut évoquer sans le moindre fard un acte sexuel inusité mais se garde toujours de verser dans la porno.

Cette fois, nous vivons à rebours la passion étourdie de la narratrice pour un journaliste français installé à Montréal qui, entre deux séances de drague dans les bars branchés de la métropole, rêve d’écrire un livre à succès tout en se branlant devant son ordinateur.

Une passion épineuse, dans le récit de laquelle Nelly Arcan parvient une fois encore à faire se côtoyer le sublime et l’horrible. (T.M-R.)

Folle
Folle
Nelly Arcan