À surveiller: Nadine Bismuth, Hélène Frappat, Éric Dupont : À surveiller – livres
Nadine Bismuth
Nadine Bismuth avait fait trois petits tours et s’en était allée. Trois petits tours remarqués, faut-il ajouter. Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, paru en 1999, avait raflé le Prix des libraires, le prix Adrienne-Choquette et fait vibrer de plaisir tout l’appareil critique québécois ("une réussite spectaculaire", "du talent à revendre", "une nouvelliste inspirée", avaient dit les plus exigeants). Puis, le silence ou presque. Pas de sorties enflammées, une présence des plus discrètes dans le jet-set littéraire. Il aura fallu cinq ans avant qu’elle nous ouvre son Scrapbook. Cinq ans à bosser ferme, déduit-on, ce deuxième livre (et premier roman) étalant sur pas moins de 400 pages une savoureuse histoire présentée comme une "parodie d’autofiction", dans laquelle Annie Brière, une étudiante en création littéraire qui peaufine son premier roman, va s’enflammer pour un correcteur d’épreuves. Sauf que le type n’est pas célibataire. Nadine Bismuth n’a plus qu’un pas à franchir pour nous entraîner dans sa thématique de prédilection: l’infidélité. On est ému, l’auteure ayant le doigté de nous renvoyer continuellement à nos propres zones d’ombre, et puis on rit, de bon cœur ou jaune, c’est selon: celle qui a terminé une maîtrise en littérature française à l’Université McGill a truffé son livre de polaroïds grinçants du milieu littéraire montréalais. La somme des parties balance entre l’humour et le grave, la nonchalance et la lucidité. On y reviendra.
Scrapbook
de Nadine Bismuth
Éd. du Boréal
2004, 400 p.
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Hélène Frappat
L’éditeur Allia prouve une fois de plus qu’il a du flair avec les premiers romans (rappelons qu’il nous a fait connaître Grégoire Bouiller) en révélant ces jours-ci Sous réserve, d’Hélène Frappat, sans conteste l’une des plus belles surprises de la rentrée en littérature française. Déjà connue dans le milieu du septième art pour ses critiques aux Cahiers du cinéma, auteure de Jacques Rivette secret compris, étude remarquée d’un cinéaste de la Nouvelle Vague, la jeune philosophe érudite (34 ans) propose un titre qui dévoile ses obsessions: Kant, Rousseau, Lyotard, leurs relations épistolaires, la recherche d’une vérité, les thématiques du mensonge, du secret, de l’absence et de la mort. "Je cherchais dans la fiction l’occasion de mettre la théorie à l’épreuve, et dans la "vie" d’un philosophe la pierre de touche de sa pensée. Une phrase de Jean-François Lyotard me hantait: comment enchaîner? […] Cette question, comment enchaîner?, signifiait pour moi: comment dire la vérité? Je croyais au secret, à l’imposture, au mensonge."
Décliné par fragments numérotés (477 au total), de très courts paragraphes via lesquels on suit la vie d’une narratrice, entrecoupé de citations des philosophes qui font bouillir sa pensée, cet objet singulier, ce puzzle halluciné qu’est Sous réserve se traverse non pas comme un aride traité théorique mais plutôt comme une sorte de suspense philosophique, qu’on ne s’y trompe pas. Trouvera-t-elle, dans la fiction, le cœur palpitant de la vérité?
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Éric Dupont
Fable sucrée qui détonne en cette rentrée déclinée sous le signe de la fatalité, le joliment nommé Voleurs de sucre, premier roman du Gaspésien Éric Dupont, promet une douce intoxication au glucose. L’histoire est narrée par un enfant savant qui vendrait sa mère pour un caramel Kraft, un ours en gelée ou un pudding vanille, et qui apprend très tôt les grandes vérités en ce bas monde: "Primo: seul le sucre rend l’existence supportable. Secundo: les gens se divisent en deux groupes, ceux qui vous donnent du sucre et ceux qui vous le refusent. Tertio: ce dernier groupe inclut une faction très inquiétante, ceux qui vous enlèveront le sucre." Déjà, à 10 mois, le bambin réclame quelques gouttes de sirop d’érable mêlées à son pablum.
Livré dans une langue claire, le roman Voleurs de sucre est une sorte de Hansel et Gretel moderne, sans sorcière et situé à Amqui PQ, le récit d’un gamin et de sa sœur qui font les 400 coups pour parvenir à leurs fins: dérober les précieux cristaux qui calment la peur, la colère et la mauvaise humeur. Junkies précoces, mini-tyrans, voleurs de bouteilles vides de soda oubliées sur les tables de pique-nique qu’ils échangent contre des friandises, ils terrorisent leur entourage, résistent au sevrage.
Et le lecteur, s’il accepte le pacte proposé (suivre un jeune narrateur trop intelligent et informé pour son âge dans ses délires), s’il a conservé son aptitude à l’émerveillement, s’il croque encore les lunes de miel et les réglisses, passera un doux moment de lecture.
Voleurs de sucre
d’Éric Dupont
Éd. Marchand de feuilles
2004, 165 p.