Requiem pour rêves assassinés de Julie Stanton : Jeux de miroirs
Requiem pour rêves assassinés est un chant à la fois charnel et incantatoire, rempli d’émotion et de gravité. Au centre: Pablo Neruda.
À l’aube du troisième millénaire, alors que partout sur la planète "on se prépare au siècle nouveau en dressant, mines réjouies, la table des espèces à venir", une centenaire s’apprête à quitter ce monde, traînant dans son sillage les destinées d’hommes et de femmes qui ont marqué sa vie. Louise Michel, Domitila Barrios de Chungara, Rigoberta Menchù Tum, Marie Curie, Gaston Miron, Pauline Julien: autant de noms, autant de destinées, autant de fantômes qui habitent ses souvenirs. Et Pablo Neruda, bien sûr.
Dans ce chant poétique, Julie Stanton rend un hommage poignant au poète chilien. L’écrivaine québécoise mêle à sa poésie les vers de cet homme profondément engagé dans son temps, qui fit entendre son cri de révolte dans le monde entier. Neruda accompagne la centenaire dans ses va-et-vient entre l’hier, l’instant, dans un tortueux "passé décomposé au présent". Au bord de la vie, sur le seuil de la mort, Neruda est son pont entre deux mondes: "Et t’avoir lu/Pablo Neruda/rend moins navrant/le fait de partir,/manifestement./Tú tambien estás lejos, ah más lejos que nadie./Oui/toi aussi tu es loin, ah plus loin que personne./Du côté de la vérité/qui n’est pas ici".
La vérité, voilà ce qui seul compte en cette heure de bilan, en cette heure du jugement. Une voix sortie de nulle part brise le silence de la solitude et vient, comme un refrain, poser à la centenaire ses ultimes questions: "Mortelle, où vas-tu? Mortelle, que quittes-tu? Mortelle, que souhaites-tu?" La "singulière Mortelle aux identités plurielles" remonte le fil de sa longue vie. Témoin de tout un siècle, elle s’immisce dans la conscience des hommes et des femmes qui l’habitent, parcourt leurs destins maudits, célèbre leurs combats et pleure leurs rêves assassinés. Énigmatiques jeux de miroirs, qui renvoient à une même tragédie. Voix empreintes de gravité, qui font écho au chaos du monde.
Arrivée au bout du chemin avec tant d’ambiguïté dans ses bagages, il ne reste à la centenaire que "la mémoire d’avoir persisté malgré le manque de sens". Absurdité face aux rêves brisés, aberration face aux amas de vies inachevées. Ce ne sont plus seulement des destinées individuelles qui assaillent ses pensées, mais le sort de tous les exclus de la terre, dont Neruda se faisait l’ambassadeur. Une foule d’images hantent son esprit: Hiroshima, génocide, enfants-guerriers. Un cycle infernal sans cesse recommencé. Et bientôt, l’innocente culpabilité.
Prière des morts dédiée aux femmes qui ne désespèrent pas de rêver, chassé-croisé de vies qui ne se rencontrent jamais, ce voyage dans le siècle, marqué par la triste aventure de l’humanité et ses rêves avortés, a pour seul réconfort l’espérance de la rédemption, dont la poésie se fait l’étendard. Avec l’amour, c’est finalement ce que la centenaire choisit de garder avec elle: "J’emporte ton poème, Pablo Neruda qui tantôt m’inspiras. Qu’il s’abatte incandescent sur mon âme (…). Alors, je ne mourrai pas indéfiniment."
L’évocation des souvenirs de cette femme et de ses incertitudes face à la mort place le lecteur au centre de ses joies, de ses désillusions, de ses angoisses. Les photographies de Régis Mathieu et quelques fables allégoriques sur des concepts aussi vastes que le bonheur ou la haine viennent ponctuer le chant, qui acquiert une valeur universelle. Julie Stanton signe une œuvre d’une grande beauté.
Requiem pour rêves assassinés
de Julie Stanton
Éditions Les Heures bleues
2004, 123 p.