Art Spiegelman : Oeuvre d’Art
Art Spiegelman effectue un spectaculaire retour à la BD. Dix-sept ans après Maus, voilà qu’il consacre un album à la tragédie du 11 septembre.
En 1987, Art Spiegelman émouvait le monde entier avec Maus, livre percutant consacré à la Shoah et seule bande dessinée à avoir remporté un prestigieux prix Pulitzer. Pour le faire renouer avec le neuvième art et renoncer à ses lucratifs contrats d’illustration au New Yorker, il aura fallu rien de moins que les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Il faut dire que Spiegelman, habitant Manhattan, était tout près du World Trade Center lorsque le premier avion a percuté la tour nord. Combattant la peur, sa femme et lui passèrent la matinée dans l’enfer qu’était devenu leur quartier pour retrouver leur fils et leur fille qui y fréquentaient deux écoles différentes. À l’ombre des tours mortes est consacré à cette odyssée et aux sombres réflexions des années qui ont suivi.
La majeure partie de l’album se compose de planches (fort élaborées) publiées séparément en 2002 et 2003 dans les périodiques européens Die Zeit et Le Courrier international, mais refusées par les grands journaux américains, apparemment effrayés par la dénonciation qu’elles faisaient de l’hystérie nationaliste apparue après les attentats. Critiquant également les gains politiques que retira de ceux-ci le clan Bush et paraissant au moment où la campagne présidentielle bat son plein, l’album propose un point de vue semblable à celui de Michael Moore dans Fahrenheit 9/11, en beaucoup plus pessimiste. Fils de rescapés (des camps nazis), se considérant maintenant rescapé lui-même et vivant toujours à quelques pas de Ground Zero, le bédéiste est le protagoniste de son album, où il se dépeint en effet comme un sympathique paranoïaque et un indécrottable prophète de malheur.
Comme dans Maus, où bande dessinée, histoire et destinée individuelle sont intimement liées, À l’ombre des tours mortes fait voir les événements de l’intérieur, sans se limiter toutefois à l’anecdotique, et en amorçant une réflexion sur le sentiment d’appartenance à une communauté. Bien que Spiegelman ait été marqué par le discours de ses parents qui, après avoir vécu Auschwitz, lui répétaient qu’il devait tenir sa valise prête en tout temps, les attentats ont contribué à lui faire prendre conscience de son attachement à sa ville. Se considérant auparavant comme un "cosmopolite déraciné", il se rend maintenant compte de son enracinement et dit comprendre pourquoi certains juifs n’ont pas quitté Berlin après la terrible Nuit de cristal.
Avec sa page couverture noir sur noir qui reprend celle que l’auteur avait réalisée pour le New Yorker au lendemain des événements, À l’ombre des tours mortes impressionne d’abord par son support: une quarantaine de pages de très grand format imprimées sur du carton épais et verni qui rappelle les livres pour enfants. Les doubles planches en tabloïd, imitant les suppléments dominicaux des journaux américains, sont aussi un hommage aux premiers comics, lesquels se plaisaient à représenter les gratte-ciel new-yorkais dans leur toute-puissance. Rappelant que la bande dessinée est née à quelques centaines de mètres de l’ancien World Trade Center, dans la mouvance de la presse à grand tirage du début du 20e siècle, Spiegelman entreprend même de faire revivre certains de ses illustres personnages (Yellow Kid, Little Nemo, Happy Hooligan) dont il emprunte le visage l’espace de quelques vignettes. Une habile intégration de l’histoire de la BD qui fait de ce livre l’une des réflexions les plus originales sur la politique américaine d’après le 11 septembre.
À l’ombre des tours mortes
d’Art Spiegelman
Éd. Casterman
2004, 38 p.