Barbara Gowdy : Beauté fatale
L’Ontarienne Barbara Gowdy signe avec Les Romantiques une œuvre forte et d’une poignante mélancolie.
En 2000, Barbara Gowdy avait soulevé un véritable enthousiasme international avec son roman Un lieu sûr, sorte de fable anthropologique relatant la quête d’un troupeau d’éléphants qui avait échappé à un massacre et partait à la recherche d’une terre inconnue des chasseurs d’ivoire. Dans Les Romantiques, la romancière canadienne renoue avec des personnages humains et avec un terroir moins exotique, l’Ontario et la banlieue torontoise, qui était aussi le cadre de son premier roman, Les Anges déchus. Comme dans celui-ci, elle y explore un univers intime marqué par les motifs de la perte de la mère, de l’exclusion, de l’alcoolisme et d’une insatiable soif d’amour.
Louise a neuf ans, en 1960, lorsque sa mère, ex-reine de beauté et sorte de "Grace Kelly de banlieue", quitte le foyer en laissant derrière elle sa magnifique garde-robe achetée par correspondance et un simple mot collé sur le réfrigérateur: Je suis partie. Je ne reviens pas. Louise sait faire marcher la machine à laver. Après plusieurs mois de recherches durant lesquels son père finit par perdre tout espoir de retrouver la fugitive, l’enfant jettera son dévolu sur Mme Richter, une nouvelle voisine en qui elle perçoit un substitut maternel affectueux et nettement plus sécurisant que le modèle original. Elle lui vouera un étrange amour qu’elle transférera par la suite sur Abel, fils adoptif des Richter, dont la troublante beauté s’épanouira jusqu’à sa mort précoce, causée par les ravages de l’alcool, à l’âge de vingt-cinq ans.
Enfants uniques, orphelin chacun à sa façon et formant finalement un couple, Abel et Louise ont des caractères diamétralement opposés. Tandis qu’Abel est doté d’une bonté sans fond qui lui fait ressentir les souffrances des autres comme si elles étaient les siennes, Louise, acharnée et tête froide, ne laisse rien s’interposer entre elle et l’objet aimé, refusant de prendre le poids du monde sur ses épaules. Or, le même mouvement généreux qui entraînait Abel à s’occuper d’un clochard évanoui ou à pleurer la mort d’une chauve-souris durant leur enfance le pousse, à l’âge adulte, à accueillir de nombreux déshérités dans son appartement, voire à consoler des femmes malheureuses en leur faisant l’amour. Situation que Louise accepte difficilement et qui causera de multiples ruptures, avant cet ultime retour qu’elle consacrera à adoucir l’agonie volontaire de son amant.
Moins allégorique que l’univers de pachydermes imaginé pour Un lieu sûr, le monde décrit dans Les Romantiques ne renvoie pas moins à la question de la survie: celle que, pour sa propre élévation, devra supporter et assumer l’individu imparfait après la mort d’un être pur qui n’avait plus rien à apprendre de la vie. Roman sur le manque (de la mère, des origines, d’un idéal) dont la narration effectuée par l’héroïne fait alterner trois époques (l’enfance, les débuts du couple, la mort d’Abel), le livre de Barbara Gowdy contient des scènes fortes, tel ce moment où Louise porte une cigarette aux lèvres d’un Abel moribond et rachitique. Aux bienséances d’une banlieue étriquée de la fin du XXe siècle, les "romantiques" du titre opposent donc leur fraîcheur, leur authenticité et leur amour peu banal auquel adhérera le lecteur, non sans plonger dans l’insondable mélancolie que procure une certaine propension à maintenir ouvertes les plaies du passé.
Les Romantiques
de Barbara Gowdy
Éd. Actes Sud
2004, 416 p.