Patrice Desbiens : Table d’harmonies
Patrice Desbiens accorde peu d’entrevues, mais lorsqu’il accepte, il donne sans compter. Et la musique et la poésie occupent l’espace qui reste. Rencontre avec un homme d’exceptions.
"Je peux passer des heures à écouter des films de Bruce Willis ou à lire du Stephen King, ça me repose", nous dit le poète Patrice Desbiens. Cet homme ne craint pas les préjugés liés à la culture populaire; il peut l’apprécier et s’en inspirer. Comme il peut lire du Duras, écouter du jazz ou de la musique actuelle. Parler au poète, c’est parler à quelqu’un qui s’intéresse à tout et qui connaît à fond plusieurs sujets. C’est un fin observateur qui peut vous surprendre à tout instant. C’est une belle bête qui garde, au fond de son regard vif et clair, une part d’insaisissable. Comme une fissure où entre et sort la poésie.
"On apprend toujours des autres écrivains; Stephen King ou un autre." Fidèle à lui-même, Desbiens ne peut s’empêcher de comparer le travail d’écrivain à celui d’un musicien: "Un batteur va avoir son style, mais avant, il doit assimiler ce que d’autres font. Parfois il essaye d’exécuter ce qu’un autre a fait et, par ignorance de la méthode, il passe par un chemin différent, et là, là on le déclare original!" La métaphore du batteur vient naturellement dans la bouche de l’auteur, car le rythme est un de ses points forts. Peut-être est-ce l’une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles musiciens et chanteurs s’intéressent tant à son travail.
AVEC LE TEMPS
Depuis son premier titre, Ici, paru en 1974, Desbiens a publié près d’une vingtaine de livres, en avançant toujours plus loin dans l’écriture, développant sa rythmique, évoluant constamment tout en restant fidèle à un certain son, une certaine manière de jouer avec les mots et leurs effets sonores. Originaire de Timmins, en Ontario, le poète a toujours accordé une importance particulière aux lieux et à la mémoire de ceux-ci, comme à la mémoire des gens qui l’ont marqué. Évitant de répéter ses procédés, il développe plutôt de nouveaux regards pour raconter et se raconter. Patrice Desbiens travaille fort et ne laisse rien au hasard.
"Je dis toujours que dans l’écriture comme dans toute forme d’art, c’est 10 % de talent et 90 % de travail. Quand t’accouches d’un enfant, il faut que tu l’élèves, que tu le regardes grandir et que tu l’habilles au fur et à mesure qu’il grandit. La spontanéité, c’est bien beau…" Desbiens laisse dormir ses textes, les relit, les retouche petit à petit, mais surtout, il se rend disponible à l’élan, à l’abandon créatif, et ce, peu importe l’idée de départ. "Les premiers textes de Grosse Guitare rouge que j’ai écrits, c’était pour un ami peintre à Québec qui voulait que je fasse une dizaine de poèmes à illustrer. Alors j’ai commencé à écrire ça avec une petite plume sur du papier fancy, mais là, rendu à 35 pages, j’ai commencé à avoir peur! J’étais parti. Ce sont des poèmes érotiques, romantiques, des poèmes d’amour, alors qu’il n’y avait personne dans ma vie à cette époque-là. C’est peut-être le meilleur temps pour écrire des affaires de même parce que tu peux imaginer, tu te dis "Ah, si…". Ça a donc démarré ainsi."
ACCORD MAJEUR
Ces jours-ci paraît donc Grosse Guitare rouge, un livre accompagné d’un CD où on entend le poète lire, mais aussi le virtuose René Lussier jouer de la guitare. "Ce disque-là a été enregistré immédiatement après Patrice Desbiens et les Moyens du bord (autre CD orchestré par Lussier, sorti en 1999). Moi je lisais ça un poème par page et René Lussier m’a dit: "Fais ça comme si c’était un seul long poème." Alors c’est ce que j’ai fait, et lui s’abandonnait à l’écoute et à la guitare acoustique. On a fait ça en même temps, live, dans un petit studio de la rue Outremont, en une seule prise. Rien n’a été changé ou travaillé." Si le livre et le CD sont nouveaux, les textes qu’on nous donne à lire étaient contenus dans le recueil Un Pépin de pomme sur un poêle à bois, paru en 1995. "Le Pépin… devait être publié sous forme de trois livres, mais l’éditeur m’a suggéré de les regrouper sous un seul titre. Grosse Guitare rouge aujourd’hui se retrouve donc en un seul objet, comme il était censé être."
"Chacun fait son affaire et on finit par se rejoindre", poursuit Desbiens à propos de sa collaboration avec Lussier. "Moi j’avais confiance en lui, je le savais à l’écoute. Tout ça est donc chaleureux et ça c’est fait tout seul, d’une manière naturelle. L’affaire avec René, c’est qu’il a une vision. Il devine bien ce qu’il faut faire." Pour ceux qui connaissent l’œuvre de Lussier, dont l’excellent disque qu’est Le Trésor de la langue, ou encore le précédent CD de Desbiens-Lussier, disons que cet enregistrement nous emmène sur d’autres territoires, nous présentant une rencontre différente. "On a beau avoir fait d’autres choses ensemble qui étaient autrement plus électriques, quand René a lu Grosse Guitare rouge, il a pris immédiatement la guitare acoustique." Quelques privilégiés ont pu déjà les voir sur scène. "La première fois qu’on a fait ça c’était devant public, au Cheval blanc, alors que je venais tout juste d’arriver à Montréal. Je lui avais téléphoné pour lui dire que ça serait un bon moment pour faire quelque chose ensemble, et lui, spontanément, me demande ce que je fais ce soir… et voilà, on se produisait le soir même, aussi simplement que ça!"
Malheureusement pour ses admirateurs, on ne voit plus souvent Desbiens sur scène: "C’est une question d’endurance, mais je suis aussi rendu ailleurs, je me sens mieux dans mon écriture, et faire des lectures de courte durée au milieu de 30 autres poètes, ça ne m’intéresse plus; c’est le McDo de la poésie. Quand j’entends un poète lire, je me dis toujours que j’en prendrais plus."
Grosse Guitare rouge
de Patrice Desbiens
Éd. Prise de parole
2004, 70 p.