Yoko Ogawa : Cadavres exquis
Yoko Ogawa propose, avec Tristes Revanches, 11 nouvelles morbides, marquées par l’isolement de leurs personnages et par une soif jamais contentée d’absolu.
"Elle souriait presque. D’un sourire qui convenait merveilleusement bien au calme régnant à l’intérieur de la boutique. J’ai pensé que peut-être elle ne connaissait pas la signification du mot mort. À moins qu’elle ne sache, au contraire, absolument tout au sujet de la mort humaine." L’œuvre de l’écrivaine japonaise Yoko Ogawa est remplie de ces personnages – coiffeuse, peintre, écrivain, secrétaire, chirurgien -, dont l’existence ordinaire est altérée par l’intrusion d’un élément d’étrangeté, flirtant parfois avec le fantastique. D’une sobriété toute nippone, cultivant la science du malaise, son style est pourtant hyperréaliste, proche d’une épure que l’on a souvent qualifiée de froide, avec ses descriptions méthodiques qui ne sont pas sans procurer un curieux plaisir, sinon un frisson d’horreur.
Paraissant en même temps qu’un récit intitulé La Petite Pièce hexagonale (chez le même éditeur), qui raconte la dépendance d’une jeune femme par rapport à une mystérieuse "pièce à raconter", Tristes Revanches réunit 11 nouvelles liées entre elles par un air funèbre de Brahms et par la réapparition d’objets d’apparence anodine: coquilles Saint-Jacques, fraises à la crème, tomates déversées sur l’autoroute, cadavre d’un hamster jeté à la poubelle… Chargées de ces détails fétichistes qui les rassemblent, les nouvelles forment une sorte de mosaïque, un tricot insécable et habité par un même propos, ce déchirement de l’homme entre sa solitude, ses désirs et la mort, et mettent en scène les multiples formes de l’abandon, de l’imposture, de la promesse non tenue, de l’oubli coupable.
Des exemples? Captivée par sa voix, une femme âgée engage un étudiant pour qu’il lui fasse la lecture, ignorant que son geste va précipiter sa mort. À cause d’une tempête de neige qui a immobilisé son train, un homme craint d’arriver en retard aux funérailles de sa mère qu’il n’a plus revue depuis des années. Et pendant qu’une femme entre dans une pâtisserie pour acheter un gâteau d’anniversaire à son fils mort depuis longtemps, une maroquinière reçoit la visite d’une étrange cliente qui désire faire confectionner un sac pour y ranger son cœur. Morbides, plusieurs récits sont également marqués par le motif du démembrement: une maîtresse jalouse de la femme de son amant tue ce dernier avant de lui découper la langue, les lèvres et les amygdales; une femme s’éprend du guide du Musée des supplices, lequel est véritablement passionné par les instruments de torture dont il a la garde; on retrouve sous le potager anormalement fertile d’une vieille dame le cadavre d’un homme auquel on a coupé les mains.
Dans un monde sans religion et sans repères, des personnages égarés se racontent eux-mêmes sur le mode de l’énumération et de l’itération. D’âges, de sexes et de milieux sociaux différents, ils s’expriment tous à la première personne sur le même ton monocorde et finissent par se reconnaître dans leur commun désir frustré qui les mène parfois à la violence. Leurs histoires, souvent moins importantes que les sensations qu’ils éprouvent ou que les visions qui les habitent à un moment pivot de leur existence, ne font pas d’eux des victimes, mais d’étranges bourreaux sado-masochistes, en manque de tendresse et en quête d’absolu, dont la défaite est inéluctable. Tout à fait à l’image de cette écrivaine, personnage d’une des nouvelles, retrouvée morte à son bureau en serrant dans ses bras ses précieuses et dérisoires feuilles de papier…
Tristes Revanches
de Yoko Ogawa
Éd. Actes Sud
2004, 246 p.