Nadine Bismuth : Terre du milieu
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Nadine Bismuth : Terre du milieu

Nadine Bismuth attire l’attention. Déjà en 1999, son premier livre causait la surprise et récoltait les lauriers. Cinq ans plus tard, son roman Scrapbook, paru chez Boréal, fraie tout en haut de la vague de la marée d’automne. Entretien.

Un éditeur qui a travaillé à Paris pour plus tard en mener large dans l’édition québécoise, ça nous fait évidemment penser à quelqu’un. Une directrice littéraire ambitieuse et survoltée, ça nous fait aisément penser à (au moins) une autre, tout comme on jurerait savoir qui a inspiré cet auteur alcoolo et nationaliste…

On jase beaucoup ces jours-ci des nombreux doubles de personnalités en vue que l’on peut croiser dans le Scrapbook de Nadine Bismuth, qui a pourtant pris soin d’installer une distance entre son histoire et la vraie vie en la qualifiant de "parodie d’autofiction", souriante formule contenant coup sur coup parodie et fiction, deux éléments de distanciation. "Je ne suis pas amatrice d’autofiction, avance-t-elle pourtant en entrevue. D’où l’idée de parodie, un angle qui me permet de me moquer un peu de l’invasion du privé, du vécu, dans le romanesque."

Celle qui est passée par les classes de littérature de l’Université McGill s’en donne à cœur joie dans cette peinture du milieu littéraire et de ses territoires limitrophes. Sa narratrice Annie Brière, étudiante en création littéraire qu’un professeur encourage dans ses projets de publication, va découvrir toute cette petite faune à la vitesse grand V. Toute coïncidence n’étant bien sûr pas que le fruit du hasard – on peut s’amuser des ressemblances, mais guère plus -, c’est la caricature qui règne ici, à gros traits bien souvent, n’en déplaise à tous les chroniqueurs ayant prétendu qu’ils s’étaient crus "à s’y méprendre" dans un véritable cocktail de lancement. Scrapbook a aussi, et surtout, d’autres points d’intérêt.

Une fois encore, on assiste aux mille petits mensonges et subterfuges nés de l’infidélité. Tout comme dans l’encensé recueil de nouvelles de Nadine Bismuth, Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, paru en 1999. "C’est moins flagrant que dans mon premier livre, dont le titre même annonçait le programme. Ici, tout le monde finit par être infidèle, c’est vrai, mais j’explore en fait le degré de confiance que peuvent avoir les uns envers les autres, et surtout ce qui les rapproche ou les éloigne. Par exemple, Annie ne voudra pas trop se lier avec Samuel, qui appartient au milieu publicitaire, parce qu’il peut y avoir là quelque chose de honteux chez une "littéraire". Je m’intéresse beaucoup à ces préjugés; je montre à quel point nous ne sommes pas maîtres de nos désirs, à quel point ils sont conditionnés par le milieu auquel nous appartenons."

TOP MODÈLES

Nadine Bismuth est l’architecte de chapitres savoureux, tel celui constitué essentiellement des échanges de courriels entre différents personnages. "C’était un chapitre difficile à écrire. Un chapitre charnière – c’est à ce moment que la narratrice commence à fréquenter Laurent Viau, le correcteur -, et ma décision de le faire sous forme de courriels vient sans doute un peu de ma fascination pour Les Liaisons dangeureuses ou Les Lettres de la religieuse portugaise… J’aime beaucoup les romans épistolaires, la polyphonie qu’ils rendent possible. Il y a aussi un peu de Calvino là-dedans, l’auteur des Leçons américaines, qui parlait du regard oblique, c’est-à-dire la possibilité de montrer une réalité non pas de face, mais à partir de regards en biais. Comme dans l’histoire de Percée, qui a capturé Méduse en la regardant à travers un miroir…"

On l’aura compris, Nadine Bismuth ne s’est pas improvisée romancière. Elle a toujours un classique à la bouche, une référence pigée chez Henry James, Mordecai Richler (qu’elle veut contribuer à réhabiliter: "Peu d’auteurs ont écrit aussi bien sur Montréal!") ou Gabrielle Roy, qu’elle étudie au sein d’un groupe de recherche. À fréquenter de telles signatures, on en vient à placer la barre très haute. La jeune romancière donnera-t-elle un jour à la littérature, à son tour, des titres incontournables? À dire vrai, en avalant sans effort les 400 pages de Scrapbook, on se prend à rêver de ce que signerait une Nadine Bismuth se faisant encore un peu plus confiance, qui conjuguerait à un sens inné du récit et des dialogues une manière moins prévisible d’amener ses motifs, dont la fluidité, et pourquoi pas la sensualité, feraient oublier l’aspect appliqué, un peu scolaire des phrases. En attendant, on s’offre un bonheur certain parmi ces polaroïds intelligents et rieurs, avec la certitude d’écouter les premiers mots d’une voix qui va parler longtemps.

Scrapbook
de Nadine Bismuth
Éd. du Boréal
2004, 400 p.