Jacques Garneau : Sérum de vérité
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Jacques Garneau : Sérum de vérité

Les Lettres de Russie de Jacques Garneau font voyager plus qu’un roman d’aventures et tiennent en haleine autant qu’un thriller. Bienvenue dans la confusion des genres!

J’ai longtemps cru qu’écrire de la littérature pouvait éviter l’internement. En fait, croyant que le je de la fiction ou de la poésie s’avérait trop menaçant pour le schizophrène, je me disais que de pratiquer la littérature tenait le "malade" latent hors de la gueule du gouffre. Bien sûr, j’ai lu Artaud et quelques fêlés sympathiques bien de chez nous et, justement, je me disais que leur folie se transformait en un moteur d’écriture qui leur évitait le pire. Peut-être que le fait de garder certaines illusions m’arrange, mais je continue de croire à mon idée, et ce, malgré le très bon roman de Jacques Garneau, Lettres de Russie.

Roman épistolaire, frénétique, recueil de poésie, intrigue psychologique ou policière, il y de tout dans ce roman. Le portrait? Un poète russophile aux rêves tordus et enclin à la démesure souffre de deux maladies assez dévorantes: la famille et le manque de reconnaissance. Nous nous retrouvons donc en présence d’un interné aux prises avec une mère coupable, une grand-mère criminelle, un père au comportement discutable et un mentor entretenant des liens étroits avec sa mère. C’est du moins ce que nous pouvons croire, car l’interné est le narrateur du roman et c’est à travers son regard et sa littérature que nous nous glissons dans le nœud de l’affaire.

De sa chambre d’hôpital qu’il croit (ou qu’il veut faire croire) être une chambre d’hôtel de Moscou, le jeune homme écrit des missives à sa mère. Il insère aussi quelques poèmes témoignant de ses états d’âme. Là-bas, les poètes ont un statut, sinon des statues à leur honneur. Aussi, il a appris la langue et il tente de se convaincre qu’il est Russe, comme il tente de se faire entendre, d’être lu, par des gens qui le méritent. C’est peut-être là que réside le plus grand drame du narrateur: n’être pas lu. Comme s’il criait dans le désert, les lettres du jeune poète ne semblent surtout pas être celles d’un écrivain "castré". Il se permet la description détaillée d’à peu près tout ce qui lui passe par la tête: envies libidineuses et fantasmes douteux, pensées suicidaires ou idées autodestructrices, pulsions de meurtre et autres. Pourquoi se priverait-il? Enlisé dans sa solitude, peut-être qu’un détail croustillant de ses écrits finira par atteindre quelqu’un.

Si le désir est puissance d’exil, on peut affirmer que cet asilaire est un poète en exil aux mille désirs. Même si en vérité il n’a parcouru que quelques kilomètres de la Beauce jusqu’à un hôpital de Québec, il nous fait marcher, c’est le cas de le dire, rue de l’Arbat près de la place Rouge, comme il nous emmène dans un univers romanesque et poétique, aussi cohérent qu’inquiétant. Le livre, techniquement remarquable, est surtout un roman émouvant et il nous rappelle que la détresse prend toutes sortes de visages, qu’elle peut aussi passer par l’humour, la religion ou la poésie.

Lettres de Russie
de Jacques Garneau
XYZ éditeur
2004, 108 p.